Wanda Mihuleac
L’œuvre de Wanda Mihuleac,
ou la quintessence du langage
L’œuvre de Wanda Mihuleac est protéiforme et polysémique. Pourtant elle suit un fil directeur : le glissement, l’effacement, mené par superposition sémantique et croisement de différentes disciplines artistiques. L’image est travaillée en lien avec le langage ou bien le langage est travaillé en lien avec l’image. Son souci de démultiplication sémique par abrasion, déconstruction et superposition du signe ne peut supporter une hiérarchisation des supports. A ces vecteurs artistiques elle joint la performance, c’est-à-dire la mise en situation anecdotique d’un support discursif, qui est parfois accompagné de musique, et enfin la photographie et le film. Ces dispositifs visent à exprimer une globalité afin d’extraire de l’œuvre produite une pluralité sémantique génératrice de sens révélés grâce à ces confrontation et mises en œuvre inédites. Les deux figures qui président à ce travail de fouille destiné à révéler une polysémie inédite sont la tautologies et l’opposition. Elles sous-tendent les productions de cette artiste iconoclaste. En cela l’œuvre de Wanda Mihuleac est unique, car l’art conceptuel interpénètre des mises en contexte qui alors mettent en demeure l’idée de restituer sa pertinence. Peut-on alors parler d’art total ? Ce courant ne date pas d’hier, puisque c’est avec le romantisme qu’il apparaît, au début du dix-neuvième siècle. L’objectif était d’englober le totalité des moyens artistiques pour restituer au mieux la complexité de l’existence. Qu’en est-il aujourd’hui, lorsque les critiques modernes reprennent cet acception ? Il s’agit de transgresser et de brouiller les frontières, de mélanger les genres. Autant dire que cette définition peut convenir à bien des mises en œuvres tant il est vrai que depuis le début du vingtième siècle ce travail de déconstruction des carcans génériques et paradigmatiques a présidé à l’avènement de nouveaux courants, de nouvelles écoles, et de productions inédites. Il me semble donc que c’est ailleurs qu’il faut tenter de définir la particularité de la pratique de Wanda Mihuleac. Et tout d’abord, je pense pouvoir affirmer qu’elle est plasticienne mais que c’est le langage qui demeure sa préoccupation principale. Éditrice, et auteure de très nombreux livres d’artistes, elle a une prédilection pour les publications bilingues… Ainsi, de par cette prédilection pour le mot, le morphème, le graphème, le logos, je préfère affirmer que Wanda Mihuleac est l’inventrice d’un langage total, tant il est vrai que tous les moyens sont employés pour mettre le mot en situation de glissement, d’effacement, en équilibre entre sa forme et le concept qui le sous-tend. Au travail du mots sur les mots répond le travail des mots confrontés avec des concepts-images, le tout dans une mise en œuvre contextuelle et conceptuelle en même temps…
- Le mot comme trace
Certaines productions de Wanda Mihuleac représentent des signifiants doublés de leur signifié donnés à voir, le tout dans le support, le mot, secoué par la tautologie ainsi produite. Ce sont des œuvres sur papier, des photos produites dans un atelier.
Le signifiant ici prend la forme de sa représentation qui elle-même se double de la représentation du signifié. Une sorte de tautologie qui fragmente le signe en deux polarités : celui qui est efficient comme signe, celui qui est efficient comme image, acoustique et formelle.
Découle une lecture seconde : le mot qui n’est plus ni signe ni image, mais qui est la défragmentation de l’un dans l’autre. C’est comme affirmer le mot à la place du mot, ou être la fente à la place de la fente… Il n’y a plus rien, de fait, ni à comprendre, ni à interpréter, à ceci près que s’ouvre alors la portée du langage et de sa limitation… Une tautologie redondante, si l’on peut dire, qui annule l’effet de sa démultiplication grâce à sa répétition…
Cette série déclinée sur différents supports met en scène des “Mots thèmes” ainsi que l’artiste les a nommés. Plus des lexèmes, plus des phonèmes, mais des récipiendaires.
Manière de donner à voir l’instabilité du signe, et le fait que son interprétation n’est plus figée dans la dualité d’une forme qui serait contiguë à un concept. La forme renvoie à la pluralité d’autres formes, non prédéterminées, mais motivées par le contexte d’actualisation. L’écriture de la différance au sens derridien se réfère à elle-même car elle rompt avec le signifié et le référent considérés comme couple unique d’une unité sémantique figée. Une tentative d’exploration mise en œuvre dans un art pensé comme Speculum mundi.
Ces mises en scène du mot ouvrent alors vers cette chaîne infinie de signifiant à signifiant, qui se traduit par un jeu sans fin dans lequel les mots, naturellement, se réfèrent ou en citent d’autres. Le triangle saussurien du signe qui fait aussi référence à la linguistique structurale basée sur la binarité sémantique est bien sûr représenté dans ce triangle derridien qui dédouble ces instances que sont le signe, le signifiant et le signifié, et les fragmente. La pluralité des interprétations possibles est alors suggérée, de même que la polyphonie comme acception dans le signe avant même son actualisation dans le discours, mais aussi pendant, comme unité d’une combinatoire ouverte sur tous les possibles.
De cette façon, l’écriture n’est pas une simple graphie, mais l’inscription de la trace et son articulation polysémique. Il faut comprendre la trace comme potentialités de déploiement du sens actualisé par un contexte ou une mise en scène qui ne fige plus mais offre le spectacle de ces pluralités sémantiques. L’Inscription de la pluralité des traces dans l’écriture peut être alors perçue comme palimpseste. Wanda Mihuleac grâce à ce travail sur les possibilités plurisémantiques du signe illustre le dépassement de cette dualité grâce à une mise en situation du potentiel de déploiement du sens. Son travail mène vers l’ouverture du signe et du texte, et en rend palpable la mouvance. Elle ne représente pas des signifiants mais une trace appréhendée comme une archi-écriture, et elle associe la trace au graphe (gestuel, visuel, pictural, musical, verbal). Cette trace devient gramme c’est-à-dire extériorité spatiale et objective.
Wanda Mihuleac ne cesse donc d’interroger le système binaire qui sous-tend le système de pensée occidentale. Les figures employées sont elles-mêmes le reflet de cette dualité : la tautologie et l’opposition comme modalités de mises en situation du mot ou du concept et son reflet qui ouvrent à une pluralité du sens sont autant de moyens de dépasser les dualités. Ces figures elles mêmes binaires confrontent la binarité conceptuelle induite par cette binarité formelle. Cette redondance devient ouverture car en gommant la dualité grâce à cette confrontation à elle-même elle permet le dépassement du couple signifiant/signifié.
L’artiste vient donc inévitablement remettre en question l’histoire de la pensée occidentale, qui conçoit le monde selon un système d’oppositions qui se décline à l’infini : âme/corps, logos/pathos, même/autre, bien/mal, culture/nature, homme/femme, noir/blanc, intelligible/sensible, dedans/dehors, mémoire/oubli, parole/écriture…etc.
- Le texte comme palimpseste
Wanda Mihuleac questionne les actualisations possibles du signe en plaçant aussi ces mises en lumière du concept dans un contexte particulier.
L’écriture et sa représentation à l’épreuve de la contextualisation mettent le langage en situation et interdisent toute possibilité de se référer à un signifié particulier en montrant la pluralité des acceptions auxquelles il renvoie potentiellement.
L’installation Wall crée à l’époque de la chute du mur de Berlin donne à voir l’image d’un signe qui a la forme de son signifié, et qui est actualisé par son contexte, puisqu’en situation le mot mur est un mur. La réflexivité est démultipliée par la forme du mot qui est le mot lui-même, le mur est un mur mot, le mur mot illustre son signifié en étant un mot en forme de mur qui est un mur. Le mur en mot ouvre toutes les potentialités sémantiques du signe. Il est l’essence même de cette différance derridienne qu’il illustre grâce à cette polysémie constitutive du dispositif mis en œuvre.
L’actualisation du signe est donc pensée comme palimpseste. Dans sa mise en scène contextuelle, elle n’est plus référentielle qu’en tant que convoquant un signifié global qui se réfère au concept concerné puisque non distinct de l’ensemble des signifiés possibles. Cette actualisation se double d’une autre actualisation lorsque cet emploi conceptuel est complété d’une mise en œuvre contextuelle. Enfin, l’ensemble évoque avec une épaisseur sans pareille la symbolique de l’enfermement représenté par le mur de Berlin, et sa chute montrée incomplète et irrégulière, ce qui n’est pas sans interroger le concept de liberté. Le signe est alors en mesure non seulement de rendre visibles les concepts auxquels il se réfère, mais ces concepts rendus perceptibles sont également actualisés grâce à sa mise en situation. Ainsi se révèle la différance et la différance dans la différance.
Ce double emploi du signe est inédite, car elle ouvre un accès vers toutes les potentialités possibles contenues dans le signifiant, dont elle convoque des acceptions infinies. Ce tour de force est porté par le concept de réflexivité employé comme vecteur sémantique dans nombre des œuvres de Wanda Mihuleac. Il s’agit donc de parler une langue identifiée et identifiable, mais qui pourtant est une langue globale qui se situe dans et hors de la parole, dans les plis infinis de l’œuvre élaborée comme palimpseste.
L’artiste procède encore par glissement, répétition ou opposition. Ces figures de répétition ou d’opposition ouvrent donc à une incontournable interrogation de la hiérarchisation langage/écriture. La polyphonie contextuelle ainsi illustrée convoque la pluralité des sens du langage.
Le langage de l’image est croisé avec celui des autres disciplines artistiques que sont la poésie, la représentation dans les spectacles vivants qui sont organisés autour des productions, ou la musique. En ce sens on peut parler de langage total, en référence au concept derridien de « différance ». L’écriture de la différance se réfère à elle-même car elle rompt avec une acception unisémantique du signifié dans sa relation avec le référent comme entité duelle unique. Dès lors l’écriture devient textualité c’est-à-dire qu’elle est appréhendée comme clôture et non-clôture du texte. Cette textualité est fouillée, déployée, rendue perceptible par la mise en présence de l’art conceptuel dans l’art contextuel. Couple métaphorique du travail du signe dans la globalité empirique qui l’accueille : le texte, conçu et restitué ici dans la monstration de la multiplicité non close de ses acceptions.
On ne peut que citer Derrida : « On ne peut penser la clôture de ce qui n’a pas de fin. La clôture est la limite circulaire à l’intérieur de laquelle la répétition de la différance se répète indéfiniment ». Cette différance est alors le devenir de l’œuvre (comme celle du texte) comme palimpseste. Elle annihile le culte de l’identité et la dominance du Même sur l’Autre ; elle signifie qu’il n’y a pas d’origine (pas d’unité originaire). Différer, ce n’est pas être identique. Elle est le devenir interprétatif car elle interdit les significations figées ; elle est le déplacement des signifiants qui signifient en marge puisqu’il n’y a pas de signifié transcendantal, originel et organisateur.
La campagne menée à partir du Référendum pour la constitution de Maëstricht est une action poético-politique. Ici l’art n’est plus conceptuel, ni contextuel, mais met en œuvre l’intrication de l’un dans l’autre. C’est une action qui donne à voir la contradiction idéologique représentée par la production des néologismes Ouin et noui, récipiendaires de la contradiction idéologique qui sous-tend les prises de positions générées par toute question politique. Son QG a été établi à la Cité Internationale des Arts et a donné suite à une campagne d’affichage dans les rues de la capitale. C’est donc une œuvre qui a pris racine et vie dans le réel, et qui a été motivée par un contexte social et politique particulier et identifiable. On peut alors rapprocher cette action des ambitions visées par l’art social avec ce moteur qu’est l’idée de produire un art lié à la vie sociale et à la morale au point de pouvoir changer le monde, ou du moins d’en éclairer les ambiguïtés et les dysfonctionnements.
Mais l’art de Wanda Mihuleac ne se limite pas à cette visée, bien qu’il n’en fasse pas l’économie. Certes il interroge les objets symboliques investis par le champ social, mais également et en tout premier lieu le langage. L’art pour cette artiste est avant ontologique. C’est avant tout le domaine de l’humain qui l’occupe.
La plasticienne sort de l’emploi protocolaire de la langue. Elle la mène hors de la violence de ce pouvoir de nommer, qui efface et fait disparaître cela même qu’elle désigne. En lieu et place de cet enfermement dans le logos grâce à la création de néologismes qui font sens contextuellement mais ne renvoient à aucun concept, elle met en œuvre ce que Jacques Derrida appelle le Graphein, ou archi-écriture, qui ouvre les potentialités du langage. S’il n’y a pas de sens propre, si la métaphore est irréductible, c’est que le nom propre est effacé dès l’origine, car dès son apparition il est aspiré par le système qui produit son effacement.
L’artiste crée donc un langage porteur d’une différance, une langue qui qui se réfère d’abord à elle-même. Il s’agit d’une énonciation, d’un acte de langage qui nomme l’innommable et rend perceptible le débordement. C’est l’illustration de la férence, création d’une langue qui prend source en elle-même, et qui est génératrice de son propre univers sémantique.
- Conclusion
Le langage mis en œuvre dans les productions de Wanda Mihuleac veut dire ce qu’il veut dire, parle ce qu’il raconte, et atteint en cela ce tour de force de permettre l’actualisation itérative anecdotique d’un signe en même temps que celles itératives de tous les signifiés de ce signe donc d’aucun signifié particulier. Il s’agit donc de parler une langue identifiée et identifiable, mais qui pourtant est une langue globale qui se situe dans et hors de la parole, dans les plis infinis de l’œuvre élaborée comme palimpseste.
L’art de Wanda Mihuleac est donc un langage global, qui affronte et met en relation tautologique ou d’opposition les dualités. Elle crée une allégorie du dédoublement du sens et fabrique des tautologies de tautologies, oppose les oppositions, et mène à un territoire ouvert sur la réconciliation des instances potentielles contenues dans le langage et dans les diverses actualisations qu’elle favorise grâce aux supports de ses multiples mises en scène.
Cette invention d’un langage total et universel est présente dans les nombreux livres de Wanda Mihuleac qui sont élaborés dans diverses langues, et qui confrontent différentes versions d’un même texte. Il s’agit d’une part de confronter différentes formes graphiques du signe et de ses sonorités, d’une langue à l’autre, mais aussi d’annuler ces différences grâce à la mise en scène de l’écrit et de la graphie des mots. Pour ce faire l’artiste utilise majoritairement des images qui ne commentent pas le texte, qui ne l’illustrent pas, mais qui révèlent toutes les potentialités d’actualisation du signe. Alors le texte participe de l’œuvre picturale et la plastique des images éclairent les potentialités du signe non pas dans une langue, ni dans une autre, mais dans toutes le versions possibles de toutes les langues employées, sans aucune limite. Ainsi un dialogisme unit et déploie de manière polysémique les langues utilisées, ainsi que leurs versions sonores, cette dimension incontournable du langage qui alors se trouve employé dans la multiplicité des actualisations possibles de toutes les langues possibles. Nous assistons alors à la création d’un langage qui est celui de l’art, universel et polysémique, un langage total.