Modalités de franchissement des limites de la pensée conceptuelle dans le théâtre de Samuel Beckett
Modalities of Crossing the Boundaries of Conceptual Thinking in the Theater of Samuel Beckett
Abstract : Samuel Beckett, one of the “fathers” of the theatre of the absurd, tries to express his feeling of the senselessness of life by devaluating language and by denouncing a meaningless “reality” which hides behind discursive thought. In his dramaturgy, Beckett attempts to express the complexity of human experience by unifying matter and form. The uniqueness of his plays resides in the multiple dimension of the poetic imagery, which combines speech and visual elements. At the same time, a part of his theater is based on the dramatic confrontation between word and image.
Keywords: Samuel Beckett; Theatre of the Absurd; Absurd Play; Devaluation of Language; Image.
Samuel Beckett est considéré aujourd’hui comme l’un des pères du théâtre de l’absurde, qui est assimilé en général à une dramaturgie désignant un univers privé de son centre et de sa raison d’être. Dans son travail, le dramaturge tente de répondre à des questions fondamentales, telles que « Qui suis-je ? » ; « Quand je dis ‘je’, qu’est-ce que cela signifie ? » L’œuvre beckettienne est une recherche de la réalité qui se cache derrière des raisonnements qui sont de purs concepts, un essai de franchir le stade de la pensée conceptuelle tout comme la peinture abstraite dépasse le stade de l’objet identifiable.
S’il y a un mot qui définit les moyens d’expression de ce théâtre, ce mot est assurément « littéralité ». La disjonction des dialogues signale l’éclatement des rapports humains, la circularité et la monotonie de l’action disent que l’humanité tourne en rond ou piétine, le corps mutilé ou progressivement dégradé révèle, avant la parole et en opposition souvent avec elle, l’échec du personnage. C’est un abandon délibéré des règles, une dépréciation du langage qui n’est plus qu’un élément subordonné à une imagerie poétique à dimension multiple qui englobe aussi, simultanément, les éléments visuels, le mouvement et les sons.
Dans cette fusion de la matière et de la forme, la poésie surgit d’images de scène concrètes et directes. Alors que prises au sens figuré les images verbales n’ont plus aucun pouvoir d’évocation, si on les prend au sens propre, au pied de la lettre, elles deviennent images scéniques. La littéralité montre au lieu de dire. C’est un procédé facile mais efficace pour casser l’illusion scénique et Beckett en use surabondamment: par le premier mot du personnage Hamm : (« À moi de jouer »), par le titre de ses pièces (Comédie, Fin de partie), par un constant dédoublement du personnage qui se fait le narrateur de sa propre histoire (Hamm), par des jeux de mots ou de scène (Vladimir affirme qu’ils sont « servis sur un plateau »’). Si Chateaubriand disait avoir bâillé sa vie, Hamm, lui, bâille littéralement le récit qu’il en fait. Beckett signale la dépendance de Lucky en le montrant « attaché » à Pozzo, Nagg et Nell sont deux « débris » bons pour la poubelle, tandis que Winnie est enterrée dans le sable jusqu’aux seins dans le premier acte, jusqu’au cou dans le second. À ce degré d’extension, le symbole va à la rencontre de la littéralité, car le statut de non-réalité du visible va de pair avec le statut de réalité de l’invisible. Les images opposent la résistance de leur matérialité insolite à tout décryptage décisif, en donnant à la pensée une existence substantielle.
Le mystère Beckett se joue à un niveau où le mot piège l’image, capte le mime, accroche la pensée. L’auteur ne dissocie jamais la parole de l’espace, du geste, du mouvement, de la lumière, d’un lieu, d’une position physique. Il lui est impossible de se servir de ses paroles en éliminant l’image qui les sous-tend, qui leur en donne la nécessite. L’image de Winnie enterrée dans son mamelon au sein du désert ou celle de la seule bouche visible de Pas moi, suspendue dans l’espace obscur, donnent une force dramatique extraordinaire à cette poésie concrète qui s’adresse plus au sens et aux nerfs qu’à la compréhension discursive.
Beckett écrit, d’ailleurs, tantôt pour la « voix » pure, « le noir », (la radio, par exemple), tantôt pour l’image seule. De même fonde-t-il une partie de son théâtre sur cette scission entre la parole et l’image, la voix et le corps et leur confrontation dramatique, comme dans La dernière Bande. Dans Pas moi, la voix est incarnée mais le corps s’absente. Le visage si typé et si expressif des Beaux Jours contredit l’inertie forcée de l’autre morceau de corps, de la partie morte, tandis que le visage grave, sans caractéristique particulière de Cette Fois est spécifique pour les dernières créations beckettiennes, qui se remarquent par inertie, inactivité, improductivité. Dans la dernière pièce de Beckett, le personnage est réduit à une sorte de marionnette qui n’est ni même capable de bouger toute seule, pour respecter la volonté du metteur en scène. D’une part, on remarque le monologue intérieur, la voix, et de l’autre la construction d’images essentiellement visuelles qui vont se développer jusqu’à occuper toute la place, d’où la prégnance d’une seule image dans les pièces les plus récentes. Il vient un moment où le silence peut vivre par lui-même. Le dramaturge l’a introduit à ce point dans les mots, qu’il devient un protagoniste.
Beckett « violente » le corps, il « le morcelle dans sa visibilité même »[1]. En fait, il est tenu pour le champion de la déréliction. Ses personnages infirmes, grabataires, aveugles, sourds, réduits à l’anonymat et à l’état larvaire, représentent une sous-humanité de veille de fin du monde. Beckett s’acharne sur eux avec une application morbide, ses « héros » ne cessant de « progresser », d’une pièce à l’autre, vers davantage d’immobilité et de dégradation : Krapp est très myope et dur d’oreille, Estragon, tout comme Pozzo, boitille, Hamm est infirme, Maunu a le visage dans la boue, A et B rentrent à quatre pattes dans le sac et s’immobilisent, Willie est caché par le mamelon, sa main apparaissant et disparaissant au-dessus de la pente, Winnie, presque aveugle, est enterrée jusqu’au-dessus de la taille au premier acte, jusqu’au cou au deuxième, les trois visages sans âge de Comédie sont comme oblitérés, le cou étroitement pris dans le goulot des jarres (« F1. – S’agirait-il d’une chose à faire avec le visage, autre que parler ? Pleurer ? »[2]). Ne parlons plus des trois personnages aussi ressemblants que possible, différenciés par la couleur seule de Va-et-vient, qui dénoncent la destruction du principe de l’identité.
L’insolite avec le personnage beckettien, c’est qu’il semble se trouver en scène « sans avoir de rôle ». Libre de tout faire, ou plutôt de faire n’importe quoi, sauf de s’en aller, de cesser d’être-là. Épuisant les derniers mots et les dernières grimaces dans le rôle du mourant, mimant sa mort immobile faute de pouvoir la vivre et de pouvoir la dire, évoquant tout à toute l’imminence de la prison, de l’hôpital et de l’asile, ce personnage est le signe d’une exténuation de la présence. Il n’est pas prisonnier encore, pas fou encore, mais déjà agonisant, en train de disparaître. Le paroxysme est atteint dans l’agonie de la raison, à l’œuvre dans les mots eux-mêmes, dans la prolifération extenuée de Winnie, avec sa conscience affolée : « La raison… Je n’ai pas perdu la raison… pas encore… pas toute… », tandis que F1 s’exclame : « Si seulement je pouvais penser »[3].
Les monologues sont là pour indiquer l’impuissance à communiquer. Le style télégraphique (défaut de structure grammaticale) et l’abandon des signes de ponctuation, tels que les points d’interrogation, indiquent que le langage a perdu sa fonction en tant que moyen de communication. Les questions sont devenues des affirmations qui ne demandent pas réellement de réponse. La capacité du langage de rendre la réalité est mise en doute : « En disant amour entendons-nous l’amour ? (Un temps.) L’âme en disant l’âme ? »[4].
Les antihéros de Beckett évoluent sur scène comme des pantins grotesques. Dégradés, sans passé ni profession, leur identité clownesque prête à sourire. On entend et on voit ces créatures converser, se solliciter, se contredire, s’embrasser, se rechercher et se refuser constamment sans jamais parvenir à se séparer. Le désir de frère a disparu, parce que les frères sont là, on n’en a pas besoin, ils gênent, on les tient, on ne les veut plus et on les reveut. Il y a tout, sauf du désir. Les frères sont des doubles[5] en chair et en os, en parole, en démarche et en présence. La structure fondamentale est, dans les pièces beckettiennes, Moi plus l’Autre, le dernier servant d’interlocuteur pour produire une illusion de dialogue. La présence d’un « tu » permet au « je » de s’exprimer : « Clov : -À quoi est-ce que je sers ? / Hamm :- À me donner la réplique »[6].
Dans un monde sans but qui a perdu tout objectif, le dialogue, comme toute action, devient un simple jeu, un passe-temps, comme Hamm l’indique dans Fin de partie : « …Puis parler vite des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs […] »[7] Toutefois, ce dialogue qui s’enchaîne mécaniquement lutte contre la solitude et le silence qui menacent d’anéantir l’être. Ces conversations illogiques et hésitantes lancent un appel à l’autre. Elles expriment désespérément le besoin d’établir le contact, si dérisoire soit-il, et à reculer la fin imminente.
Très importante est la nature même du dialogue dans les pièces de Beckett, qui à chaque instant s’interrompt soit parce qu’aucun vrai échange dialectique de pensées ne survient (le messager de Godot, quand on lui demande s’il est malheureux, répond : « Je ne sais pas, Monsieur »), soit par la perte du sens des mots, soit par l’impossibilité des personnages de se souvenir de ce qui vient d’être dit (« Estragon : Je suis comme ça. Ou j’oublie tout de suite ou je n’oublie jamais. »[8]) Beckett construit ses dialogues sur le principe suivant : chaque ligne efface ce qui a été dit à la ligne précédente. Dans sa thèse sur Beckett, L’Insuffisance du langage, Nicklaus Gessner[9] a dressé une longue liste de passages dans En attendant Godot où des affirmations faites par un des personnages sont petit à petit modifiées, atténuées, entourées de réserves et à la fin complètement reniées pour que tout entendement devienne à la fin impossible:
Pozzo : C’est vrai. (Il se rassied. À Estragon.) – Comment vous appelez-vous ?
Estragon (du tic au tac) : Catulle.
Pozzo (qui n’a pas écouté) : Ah oui, la nuit.[10]
Sur la scène, le langage peut être en contrepoint avec l’action, les faits dissimulés par les mots peuvent être révélés. De là l’importance du mouvement et des silences dans les pièces de Beckett. L’emploi qu’il fait de la scène est une tentative de réduire le décalage entre les possibilités du langage et l’intuition de la vie.
L’espace scénique, c’est le corps de l’acteur qui le crée en l’explorant, l’occupe en l’incarnant, l’anime en le symbolisant. Devenu catégorie mentale, il se fait l’émanation-révélation du personnage, épinglé sur les quelques mètres carrés du microcosme scénique. Les états de conscience sont concrétisés, visualisés, spatialisés. Les lieux existent soit quand on en parle, les personnages s’y projetant, soit quand le personnage qui occupe cette partie de l’espace existe en tant que tel : dans Fin de Partie on peut considérer les poubelles tantôt comme des objets réels à dénotation sociale précise, tantôt comme des objets esthétiques figurant dans la pièce (par le déplacement des couvercles), car les lieux sont créés dynamiquement au cours de la pièce par les personnages eux-mêmes.
Le monde de Beckett est vide ou plutôt il se vide progressivement (d’objets, de nourriture, d’êtres vivants, de nature, ce qui rend d’autant plus efficaces, scéniquement, les quelques accessoires que le dramaturge sauvegarde : la chaise roulante de Hamm, les poubelles de Nagg et Nell, le monticule de Winnie, les trois jarres identiques dont le goulot serre étroitement le cou de Comédie, les sacs qui immobilisent A et B, l’aiguillon qui joue le même rôle que le coup de sifflet, le petit arbre avec sa branche, les ciseaux, la carafe que le personnage essaie en vain d’atteindre, les trois cubes qui le jettent par terre, la corde qui se détend et le ramène au sol (Actes sans paroles), etc. L’objet beckettien se présente comme un support de jeu, contribuant à enliser davantage les personnages, mais il peut aussi constituer un « barrage » contre le néant. D’ailleurs, dans des pièces plus récentes on comprend que c’est le corps lui-même qui limite la parole à la lourdeur de sa présence.
Le théâtre de Beckett abonde en « vieilles choses »[11], comme les objets contenus dans le sac de Winnie qui cache en lui les emblématiques « motifs d’évasion », les moyens de fuir l’autoconscience, de vaincre la solitude et le silence, ses plongeons dans la drogue des objets quotidiens. L’homme de Beckett n’oppose pas au destin les grandes choses, mais les petites choses dont est faite la persistance de chaque jour, au-delà de l’angoisse et du vide. C’est la culture des derniers vivants : celle de Winnie vient de souvenirs de citations de Shakespeare et d’un livret de Verdi, tandis que celle de Willie est liée aux petites annonces économiques de journaux. Les chapeaux et les chaussures de Didi et Gogo sont utilisés comme des passe-temps :
Estragon : On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister?
Vladimir (impatiemment) : Mais, mais oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissons pas détourner de ce que nous avons résolu. (Il ramasse une chaussure).[12]
Une œuvre dramatique, exprimant une intuition en profondeur, devrait, idéalement, se dérouler en un seul instant, et ce n’est que parce qu’il est matériellement impossible de présenter une image si complexe en un instant qu’elle s’étend sur un certain laps de temps. La structure foncière d’une telle pièce n’est donc que le simple moyen d’exprimer la totalité d’une image complexe en la divisant en une suite d’éléments interdépendants. C’est pour cela que chaque pièce donne l’impression d’une image poétique complexe faite d’un dessin compliqué d’images et de thèmes qui s’entremêlent pour produire sur le spectateur une impression totale et complexe d’une situation fondamentale et statique.
Sans cesse, « l’action » est décentrée : dans le continuum relatif de l’espace scénique s’insèrent des histoires, des récits qui sont autant de greffes cancéreuses du passé dans le présent, de l’ailleurs dans l’ici, du narratif dans le dramatique comme dans Cendres, Oh, les beaux jours, Fin de partie notamment, mais on a été surtout sensible chez Beckett au refus de tout temps et à une immobilité affichée : rien à faire et rien à dire, ou dire qu’on n’a rien à faire, à ces quelques aveux d’impuissance se réduirait Beckett. Le contenu ne se dégage pas de la forme, il est la forme elle-même : « Here form is content and content is form », dit Beckett. Au lieu d’action il vaudrait mieux parler de figures de tension : l’écartèlement de Krapp entre le passé et le présent, entre sa parole émise et sa parole enregistrée (La dernière bande), l’attente, jamais satisfaite de Vladimir et d’Estragon, comportent une dynamique qui n’a plus besoin des béquilles de l’intrigue pour se manifester.
La mise au jour de la théâtralité ne cherche à souligner ni les conventions du théâtre, ni son artifice, ni ses procédures ou ses techniques de fonctionnement, mais son inexistence. Beckett ne cesse de dire que le théâtre n’est rien : c’est dans la mesure où il croit quelque chose, par les paroles proférées, par les objets montrés, par les personnages animés, qu’il peut, dans cet écart, révéler le fin mot des illusions vitales qui sont encore des illusions scéniques. C’est pourquoi la philosophie de l’existence, chez Beckett, repose sur la même contradiction : de même que le personnage n’est rien tout en étant intensément présent (et d’autant plus intensément qu’il n’est que présent, sans projet ni désir), de même l’homme n’a de chance d’exister que s’il tend vers le néant : le mieux être, c’est, pour le dramaturge, le moins être.
Si Godot est l’objet du désir de Vladimir et d’Estragon, il semble naturellement toujours hors de leur atteinte. En attendant Godot ne raconte pas une histoire, la pièce étant l’exploration d’une situation statique : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible. »[13] Les deux vagabonds attendent. Deux mouvements symétriques qui s’équilibrent l’un l’autre composent cette pièce, ainsi que d’autres qui lui suivent. L’acte premier se termine ainsi : « Estragon.- Alors on y va ? / Vladimir.- Allons-y. / Ils ne bougent pas. » L’acte deuxième prend fin avec un dialogue dont les termes sont identiques et dits par les mêmes personnages, mais dans l’ordre inverse. L’ordre des événements est différent dans chaque acte. Chaque fois, les deux vagabonds rencontrent un autre couple de personnages, Pozzo et Lucky, maître et esclave, dans des circonstances différentes. Dans chaque acte, Vladimir et Estragon tentent de se suicider et échouent pour des raisons différentes. Mais ces variantes ne servent qu’à accentuer l’uniformité essentielle de la situation : plus ça change, plus c’est la même chose.
C’est dans l’acte de l’attente que nous expérimentons l’écoulement du temps dans sa forme la plus pure et la plus évidente. Dans l’action nous tendons à oublier la marche du temps, c’est-à-dire nous passons le temps, mais si nous ne faisons qu’attendre passivement, nous nous trouvons confrontés avec l’action du temps lui-même. Attendre, c’est expérimenter l’action du temps, qui est changement continuel. Et pourtant, comme rien de réel n’arrive jamais, ce changement est en lui-même une illusion.
Lorsque Vladimir parle avec une sorte de complaisance de leur attente : « Nous sommes au rendez-vous… Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? », Estragon immédiatement le pique en lui rétorquant : “Des masses”. Et Vladimir est prêt à admettre qu’ils n’attendent que par une habitude irrationnelle : « Ce qui est certain, c’est que le temps est long… et nous pousse à le meubler d’agissements… qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l’habitude. »[14]
Depuis, quand et jusqu’à quand, il n’en sait rien, l’acteur beckettien. Il est un peu trop simple de dire que Beckett annule le temps : il en constate l’existence inexplicable, incontournable : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », déclare Clov, mais dire qu’on a fini est bien la preuve qu’on n’en a pas terminé, puisque au théâtre en finir c’est s’en aller. Or, la phrase de Clov est la première de la pièce.
L’incessante activité du temps se détruit elle-même, elle est sans objet et par conséquent nulle et non avenue. Plus les choses changent, plus elles sont les mêmes. C’est la terrible stabilité du monde : « Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. »[15] Un jour est pareil à un autre jour, et quand nous mourons, nous pourrions n’avoir jamais existé. Comme Winnie s’exclame dans sa grande explosion finale : « Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres, il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons. »[16] Ou bien encore Winnie de dire : « Il ne fait pas plus chaud aujourd’hui qu’hier, il ne fera pas plus chaud demain qu’aujourd’hui, impossible, et ainsi de suite à perte de vue, à perte de passé et d’avenir. »[17]
Ce langage a le pouvoir de cerner le vide, de dire l’ailleurs et l’avant avec une force d’autant plus convaincante que ce vide, cet ailleurs sont confrontés, en opposition permanente, avec l’ici et le maintenant de la présence scénique : rien de plus concret que le jeu avec les objets, de plus animé que l’agitation incessante qui mobilise ces impotents qui sont Hamm et Clov. Les mots suivants d’Hamm résument une contradiction féconde qu’il faut prendre au pied de la lettre pour lui restituer toute sa portée alogique : « Je n’ai jamais été là (…). Absent toujours. Tout s’est fait sans moi. Je ne sais pas ce qui s’est passé. » Le nouveau tragique qui s’inscrit dans ce théâtre vient de ce qu’on n’y meurt plus.
De l’un à l’autre moyen d’expression, il n’y a rien qui ne puisse avoir un sens intellectuel déterminé dans les pièces beckettiennes. Des correspondances et des étages se créent entre la lumière, les voix, les bruits et la musique des mots, qui donnent le rythme de cette création extrêmement expressive. On retrouve la correspondance entre sons et la lumière dans Comédie, où la parole est extorquée par un projecteur par le transfert de la lumière d’un visage à l’autre, les personnages disparaissant après dans l’obscurité. La voix de Pas moi s’élève en même temps que l’éclairage baisse, tandis qu’à la fin « la voix continue inintelligible, […] faiblit et se tait en même temps que revient l’éclairage de la salle. »[18] À la fin de Cette fois, quand la voix se tait, le halo de lumière meurt sur elle, pendant que dans Catastrophe la tête de l’homme rentre dans le noir et dans le silence. « Combien de temps à moisir ici dans le noir ? »[19], se plaignent les Paroles, tout comme F1 de la Comédie a peur de la non-existence, de l’état de non-être que l’obscurité signifie : « tu me lâcheras, pour de bon, tout sera noir, silencieux, révolu, oblitéré. »[20] En ce qui concerne H, le noir est symbole de la privation du sentiment [21] : « H.- S’éteindre, oui, sombrer, dans le noir, la paix arrive… »[22] L’obscurité prend de temps en temps le rôle de la lumière, en s’opposant à la froideur de celle-ci. La vieille lumière de la lune de Paroles et musique a une “clarté froide”, l’éclairage dans Actes sans paroles est éblouissant, ressemblant à la lumière crue de La dernière bande. C’est la même lumière aveuglante du début de Oh, les beaux jours que Winnie appelle “fournaise d’infernale lumière”. C’est toujours ce personnage qui perçoit la lumière dans son autre hypostase : « Salut, sainte lumière »[23], tandis que la nuit trop claire de Cascando renvoie à la même lumière salvatrice : « lumières… de la terre… de l’île… du ciel… i1 n’a qu’à… lever la tête… 1es yeux… il les verrait… l’éclairer… »[24].
Les bruits qui apparaissent dans les pièces beckettiennes (bruits des bouchons, de gouttes qui tombent, d’une porte claquée, la sonnerie perçante qui réveille Winnie, etc.) ont le même rôle que les objets et la lumière, ils empêchent le personnage d’être englouti par le silence, par le néant. « Tu seras seul au monde avec ta voix, il n’y aura pas d’autre voix au monde que la tienne »[25], dit Ada à Henry. Dans Cendres, il y a un crescendo de bruits : le bruit de la mer est, au début, « à peine audible », pour qu’elle s’entende un peu plus fort après. Il y a aussi un crescendo de bruits de portes claquées et de sabots (« sabots au pas », « sabots au trot », « sabots au petit galop », « sabots au galop »[26]), pendant que les coups de règle sur le bois d’un piano et les hurlements d’Addie atteignent le paroxysme.[27] Dans la pièce En attendant Godot, pendant le discours de Lucky, on entend au début les murmures d’Estragon et de Vladimir, les gémissements de Pozzo, puis les exclamations de Vladimir et d’Estragon, pour que tous crient à la fin, tandis que Lucky hurle son texte.
Les pièces contiennent des changements de tonalités ou des passages d’un registre à l’autre, comme l’orchestre qui se tait pour que les pantoufles s’entendent plus fort ou la musique qui est exagérément expressive ou sans expression aucune de Musique et paroles. Les voix sont tantôt atones (Comédie), tantôt détimbrées, à la limite de l’audibilité (Va-et-vient). Les nuances sont très importantes. La voix de Willie est rauque, celle de Winnie peut être forte, normale, brisée ou aiguë.
Les voix et les bruits apparaissent également en tant que protagonistes dans le dialogue entre Vladimir et Estragon (En attendant Godot), qui est suggestif pour la vision poétique de Beckett :
Vladimir : Nous avons nos raisons.
Estragon : Toutes les voix mortes.
Vladimir : Ça fait un bruit d’ailes.
Estragon : De feuilles.
Vladimir : De sable.
Estragon : De feuilles.
Silence. […]
Vladimir : Que disent-elles ?
Estragon : Elles parlent de leur vie.
Vladimir : Il ne leur suffit pas d’avoir vécu.
Estragon.-Il faut qu’elles en parlent.
Vladimir : Il ne leur suffit pas d’être mortes.
Estragon : Ce n’est pas assez.
Silence.
Vladimi : Ça fait comme un bruit de plumes.
Estragon : De feuilles.
Vladimir : De cendres.
Estragon : De feuilles.
Long Silence.[28]
Ce sont les voix qui explorent les mystères de l’être et du moi jusqu’aux limites de l’angoisse et de la souffrance. Vladimir et Estragon essayent de ne pas les entendre. Le long silence qui suit leur évocation est rompu par Vladimir, qui crie, « angoissé » : « Dis n’importe quoi ! »
Beckett a une oreille de musicien, d’où l’importance des syllabes. Les noms à trois syllabes (Vla-di-mir, Es-tra-gon), face aux noms à deux syllabes (Go-dot, Po-zzo, Lucky), expriment déjà toute la situation de En attendant Godot. Cela est aussi vrai pour Fin de partie, où les noms des protagonistes sont monosyllabiques et symboliques[29]. Les noms des personnages de Va-et-vient, Flo, Vi et Ru, ainsi que le dialogue, sont monosyllabiques aussi.
Pierre Chabert écrit : « Beckett l’a bien dit : il est responsable des sons fondamentaux et de rien d’autre. »[30] La musique, l’art le plus sensible, celui qui touche le plus directement, mais aussi l’art le plus proche des mathématiques, l’art qui signifie le moins, est pris comme référence, comme modèle, pour l’écriture et la mise en scène. La préoccupation de Beckett pour la musicalité du discours est parfaitement mise en évidence :
Estragon : Nos mouvements.
Vladimir : D’assouplissement.
Estragon. : De relaxation.
Vladimir : De circumduction.
Estragon : De relaxation.[31]
Pourtant, cette « musicalisation » du langage accompagne souvent la faillite, la désintégration de celui-ci : « On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ? » Clov a un rire bref. « Signifier ? Nous, signifier ! »[32]
Beckett conteste les ressorts du théâtre par la distance qui sépare les acteurs et le public. Celle-ci est parfois franchie par les personnages qui prennent à partie les spectateurs et qui les désignent de manière ironique ou injurieuse. Vladimir, se tournant vers le public, perçoit une « tourbière », tandis que Clov, en braquant sa lunette sur la salle, voit « une foule en délire ». Le public se trouve, malgré lui, “déstabilisé” par des propos apparemment absurdes.
Au mépris de toute illusion réaliste, les personnages se signalent comme tels. Ils s’interrogent sur leurs rôles, leurs répliques, le sens de la pièce, en désignant l’artifice, le monde des conventions étouffantes dans lequel ils évoluent. Beckett privilégie l’utilisation « symbolique » du théâtre : celui-ci est adéquat pour évoquer l’existence, « cette comédie de tous les jours ». La scène et le monde, en fin de compte, se confondent. La vie même est une illusion, un divertissement que l’on joue et que l’on présente aux autres pour se sentir exister.
Si les existentialistes posent l’absurde et le commentent, les dramaturges nouveaux, eux, le vivent et se demandent comment y échapper. La dérision est leur réponse. « Rien n’est plus drôle que le malheur », affirme Nell dans Fin de partie, où la misère apparaît sous forme grotesque. Beckett s’ingénie à écarter avec ironie toute signification immédiate, toute thèse simplificatrice qui délivrerait clairement sa conception de l’existence de l’art. Ainsi juxtapose-t-il souvent le tragique et le comique. Ceux-ci se mêlent ou alternent sans loi ni régularité. L’humour, l’illogisme et la dérision viennent briser l’émotion chaque fois qu’elle paraît sur le point de naître à la vue des images d’une condition humaine désespérée. Le comique paralyse tout processus d’identification et de compassion vis-à-vis des bouffons mis en scène. Le bouleversement subsiste : « Vous n’êtes pas d’ici, constate Pozzo. Êtes-vous seulement du siècle ? Autrefois on avait des bouffons. Maintenant on a des knouks. Ceux qui peuvent se le permettre. »[33] Ludovic Janvier observe qu’il y a dans Godot et Fin de partie une espèce de battement entre la souffrance à laquelle on tourne le dos et le rire où l’on cherche à être.
Beckett disait que les interprètes idéals de Fin de Partie devraient être Laurel et Hardy[34].
Vladimir et Estragon, qui s’appellent entre eux Didi et Gogo, bien que le jeune messager s’adresse à Vladimir en l’appelant Monsieur Albert, et qu’Estragon, quand on lui demande son nom, réponde sans hésitation « Catulle », sont nettement nés de ces couples de comiques qui, au music-hall, échangent un dialogue de sourds. Comme dans les traditions du music-hall et du cirque, il y a un élément d’humour purement physique. Par exemple, Estragon perd ses pantalons, il y a un interminable gag à propos des trois chapeaux qui sont mis, quittés et passés de main en main, les chutes sur le derrière abondent. Le parallèle avec le music-hall et le cirque devient encore plus évident dans le fragment suivant :
Vladimir : Charmante soirée.
Estragon : Inoubliable.
Vladimir : Et ce n’est pas fini.
Estragon : On dirait que non.
Vladimir : Ça ne fait que commencer.
Estragon : C’est terrible.
Vladimir : On se croirait au spectacle.
Estragon : Au cirque.
Vladimir : Au music-hall.
Estragon : Au cirque.[35]
Pourtant, le visage de Vladimir se fend dans un sourire maximum qui se fige et « dure un bon moment, puis subitement s’éteint. »[36] C’est le même sourire qu’on remarque parfois chez Winnie. C’est, selon Beckett, « le rire sans joie », « le rire qui rit du rire », « le rire qui rit de ce qui est malheureux ».
Bien que ces personnages dérisoires et pathétiques n’attirent ni sympathie, ni pitié, ils représentent l’instrument de transmission des situations et des expériences humaines les plus complexes. En combinant des images émotionnelles profondément évocatrices, les pièces de Beckett décrivent, en fin de compte, le désespoir d’une existence qui manque de sens, car ses personnages errent dans le néant, ne possédant rien que le vide de leurs vies.
Bibliographie :
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Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972.
Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Les Éditions de Minuit, 1952.
Samuel Beckett, Fin de partie suivi de Actes sans paroles, Les Éditions de Minuit, 1952.
Samuel Beckett, La dernière bande suivi de Cendres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1959.
Samuel Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974.
Œuvres critiques
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XXe siècle, Paris, Bordas, 1988.
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Bernard Lecherbonnier, Pierre Brunei, Dominique Rince, Christiane Moatti, Littérature, XXe
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Elisabeth Auclaire, Jean-Marie Serreau découvreur de théâtres, L’Arbre Verdoyant Editeur,
1986.
Georges Décote, Itinéraires Littéraires XXe siècle, Paris, Hatier, 1991.
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Notes
[1] Jean-Michel Place, Samuel Beckett, Revue d’esthétique hors série, 1990, p.19.
[2] Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 25.
[3] Ibid., p.26.
[4] Ibid., p.68.
[5] Il y a une évolution en ce qui concerne ce dédoublement, cette création de l’autre. Krapp est le premier à écouter sa propre voix comme celle d’un autre. Dans Berceuse, la femme assise écoute sa propre voix parlant d’elle à la troisième personne. Dans L’Impromptu d’Ohio, l’auditeur et le lecteur sont les deux moitiés, aussi semblables que possible, d’un moi dédoublé venu d’un espace-temps, d’un temps fait espace : la première personne éclatera dans le « Tu ».
[6] Samuel Beckett, Fin de partie suivi de Actes sans paroles, Les Éditions de Minuit, 1952, p. 19.
[7] Ibid., pp. 92-93.
[8] Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Les Éditions de Minuit, 1952, p. 102.
[9] Cité par M. Esslin dans son Théâtre de l’Absurde.
[10] Beckett, En attendant Godot, p. 51.
[11] Samuel Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 17.
[12] Beckett, En attendant Godot, p. 96.
[13] Beckett, En attendant Godot, p. 70.
[14] Ibid., pp.134-135.
[15] Ibid., p. 52.
[16] Beckett, En attendant Godot, p. 154.
[17] Beckett, Oh les beaux jours, p. 45.
[18] Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas moi, p. 95.
[19] Beckett, Comédie, p. 63.
[20] Ibid., p. 10.
[21] Ibid., p. 83.
[22] Beckett, Comédie, p. 21.
[23] Beckett, Oh les beaux jours, p. 60.
[24] Beckett, Comédie, p. 53.
[25] Samuel Beckett, La dernière bande suivi de Cendres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1959, p. 64.
[26] Ibid., pp. 54-55.
[27] Dans Cendres, il y a également la correspondance voix – rumeur de la mer. Le son articulé du langage est en quelque sorte assimilé aux sons articulés de la nature. Dans un monde qui a perdu sa signification, le langage lui-même devient un bourdonnement dépourvu de sens.
[28] Beckett, En attendant Godot, pp. 105-106.
[29] Autour de Hamm (Hammer = marteau) il n’y a que des clous (Clov). Nag + Nel = Nagel (« Clou » en allemand). Hamm tape dessus.
[30] Jean-Michel Place, Samuel Beckett, Revue d’esthétique, p. 19.
[31] Beckett, En attendant Godot, p. 107.
[32] Samuel Beckett, Fin de partie suivi de Actes sans paroles, Les Éditions de Minuit, 1952, p. 49.
[33] Beckett, En attendant Godot, p. 46.
[34] Jean-Michel Place, Samuel Beckett, Revue d’esthétique, p. 206.
[35] Beckett, En attendant Godot, p. 56.
[36] Ibid., p. 12.