La Rose d’Otto Tolnai ou des âmes mortes de quelques escargots abandonnés en temps de guerre /
Otto Tolnai’s Rose : The Dead Souls of Forsaken Snails in Wartime
Abstract: What can literature do to act in front of war? What can it tell and show, and what can it convey? The Rose of Kichinev (2010), an epic poem written in free verse by the Hungarian-speaking writer Otto Tolnai offers an answer in post-war time in Yugoslavia. In the face of the unity and purity imposed by the nationalist bellicose vision, the hero of this epic poem, a “simple-minded boy”, invested with many diffracting features, advocates the reconstruction of the world according to the rhizome and fugue systems. The strong intertextuality derives from this incessant constructive decentering process. Instead of trying to erect an ideal, the poet seeks the fragmentary and the indeterminacy of reality in a reviving world in which words will fail to speak fully and images will tend to betray, and this is fine, after all.
Key Words: Otto Tolnai; Epic Poem; Yugoslav Wars; Rhizome, Intertextuality, Idiot.
Des guerres et des clichés
Comment dire la guerre et comment la montrer ? Ces dernières décennies, les guerres sont retransmises à ceux qui ne les vivent pas à travers des images quasi instantanées – photographies publiées dans les journaux quotidiens, reportages télévisés. Parfois, après des centaines d’images et des millions de mots qui n’ont su ébranler quiconque, c’est une image et non du texte, et une seule image, qui vient prendre à la gorge des humains que jusque-là rien n’avait su toucher. À l’heure où j’écris ces lignes, septembre 2015, une grande partie de la planète a été profondément ébranlée par la photographie d’un petit enfant syrien de 3 ans échoué sur une plage de Turquie, mort, gisant la face contre le sable, tandis qu’il fuyait avec sa famille son pays en feu et en sang. Depuis des mois, ce sont des centaines de milliers de personnes des trois générations familiales qui fuient leur pays où pleuvent les bombes, Syriens, mais aussi Afghans, Irakiens, Kurdes. Un chalutier dans lequel 800 personnes ont péri en Méditerranée en avril 2015, un camion réfrigéré dans lequel 71 personnes sont mortes asphyxiées tandis qu’elles traversaient l’Europe pour y trouver refuge en août 2015 : ces événements infiniment terribles et saisissants n’avaient pas suffi à ébranler les populations, ni par les photos, ni par les récits en mots. Il a fallu la photo de ce petit garçon pour que les consciences et les discours politiques changent. Une photographie qui n’est pas plus ou moins informative, mais qui se transforme en icône significative.
Lors de guerres précédentes, le même phénomène avait eu lieu : en 1972 la photo d’une petite fille vietnamienne de 9 ans brûlée dans le dos au napalm, en 1989 la photo d’un civil seul face à un char sur la place pékinoise de Tiananmen, en 1993 la photo d’une enfant soudanaise famélique accroupie à côté d’un vautour.
Parfois donc, une image vient embrasser l’entièreté des images et des récits qui l’avaient précédée pour les dépasser, ou pour enfin leur donner du sens. Les mots seraient-ils dès lors entièrement renvoyés à leur déficience, voire à leur impuissance, quand il s’agit de narrer la guerre ? Que peut la littérature face à la guerre ? Que peut-elle dire et que peut-elle montrer ? – puisque la littérature fabrique des images autant qu’elle fabrique des mots. Et que peut-elle restituer ?
Ces questions, je souhaite les poser à A kisinyovi rózsa, La Rose de Kichinev, une épopée en vers qui restitue des pans de la guerre de l’ex-Yougoslavie (1991-1999). Le volume est paru en 2010, soit très peu de temps après la fin des combats. L’auteur en est Ottó Tolnai (né en 1940), Hongrois vivant en Voïvodine, région aujourd’hui au nord de la Serbie où réside une forte minorité hongroise[1]. Précisons que cette région n’a été que marginalement touchée par les combats guerriers, mais qu’elle a connu de grands mouvements migratoires. Polygraphe, Ottó Tolnai est l’auteur de nombreux recueils de poèmes, mais également de poèmes et d’essais critiques. Ses œuvres ont été couronnées d’un grand nombre de prix littéraires hongrois.
La Rose de Kichinev : un rhizome d’images textuelles
Fort d’un peu moins de cent pages en vers libres (comme il est mentionné p. 93) distribuées en onze parties et deux épilogues, La Rose de Kichinev raconte l’histoire d’un jeune garçon simplet qui erre dans un hospice pour vieux que l’état de guerre du pays laisse à l’abandon, tandis qu’il espère obtenir « une mission lointaine » (p. 45, 51) qui le conduira à Kichinev pour en rapporter la rose de la poésie pure. Il rencontre sur son chemin quantité de personnages liés à la guerre, à la diplomatie, au commerce de guerre, mais aussi à la littérature : une enseignante de musique, et quantité d’écrivains ayant réellement existé, Shakespeare, Rimbaud, Mallarmé, Melville, Pouchkine, Gogol, Tchekhov, Pound, Rilke, Borges, etc. C’est à Kichinev, aujourd’hui capitale de la Moldavie ici dans sa version orthographique soviétique, que se situerait l’objet de la quête du jeune homme.
Ce garçon simplet est aussi au fil du texte d’autres figures : un « petit âne qui s’amourache » (p. 35, 47, 51, 53, 57, 59, 95), un homard en pleurs (p. 71, 73, 77, 93, 107, 109, 127, 129, 159), un diplomate ayant fréquenté la « Diplomatische Akademie Wienavec des opposants serbes » (p. 55, 57), et j’en passe. Le garçon simplet est aussi le personnage qui s’exprime à la première personne et conduit la trame narrative. Tout comme il est, de façon autoréférentielle, l’Orphée à la harpe (p. 69, 159), figure archétypale, pour ne pas dire éculée, du poète. Cette multitude de je ne confère pas tant au texte une portée polyphonique qu’une dynamique de diffraction, voire de fractale, tant les images se référant à ce je et à ce garçon simplet sont nombreuses. Autrement dit, le personnage principal qui oscille entre une énonciation à la première personne (homodiégétique) et une énonciation à la troisième personne (hétérodiégétique) englobe le monde. Poète-monde, il est la littérature, dont « la mission sérieuse » (p. 45) dans ce cas précis consiste en la folle tentative de remettre la vie en mouvement, après que la guerre récente a dévasté et détruit. Il ne s’agit pas de « ressusciter » la culture assassinée, pour reprendre les termes d’Adorno qui a montré combien il serait vulgaire et vain de reprendre la création artistique à son état anté-conflictuel[2]. Face à l’impasse devant laquelle on se trouve après l’indicible, la littérature essaie de refaire du lien humain, en construisant à neuf.
L’entreprise consiste à dépasser les paradoxes auxquels est confronté tout récit post-conflictuel[3]. Le premier est rappelé par Jean Kaempfer :
La guerre, assurément, c’est ce qui ne se raconte pas. Mais de même que les plus belles descriptions s’annoncent souvent en déclarant leur impossibilité (« c’était un chaos indescriptible… »), l’inénarrable n’a jamais empêché les narrations d’exister.[4]
À ce premier paradoxe s’adjoint celui que Carol Joyce Oates a qualifié de « paradoxe de la chronologie » dans son roman Confessions d’un gang de filles[5]. Dans ce roman la narratrice Maddy raconte rétrospectivement les mémoires de sa bande. Cherchant à consigner le plus fidèlement et le plus objectivement possible ses souvenirs, elle se trouve confrontée à cette vérité éternelle, à savoir qu’il est impossible d’atteindre le vrai au moyen du langage parce que chaque fait suppose de remonter au préalable à sa cause antérieure et ainsi de suite ; l’écrivain se retrouve de ce fait à mentir en disant vrai.
Pour dépasser ces paradoxes, l’écriture de Tolnai procède comme la fugue en musique. De façon ni linéaire ni frontale. Partant de quelques vers, l’auteur avance en reprenant une partie de ces mêmes vers et en les complétant. Il mène le fil de la narration de façon « rhizomatique », comme c’est même explicitement dit (p. 79). Le texte fonctionne par entassement, par reprise, concaténation et accumulation. Le rythme par la reprise lancinante à l’anaphore est le modèle le plus fréquent. Et le texte apporte explicitement l’interprétation de cette métaphore deleuzienne, tout comme le « petit âne qui s’amourache » et qui court en zigzag,
je cours en zigzag
entre les nains de jardin géants
parce que c’est moi celui à la chicorée
c’est moi le garçon simplet à la chicorée
c’est moi le poète maniéré
avec une mission très très lointaine. (p. 53)
Cette écriture générative « en zigzag » ressemble à l’écriture arbitraire engendrée par la poésie digitale (par ordinateur). Elle en reprend le rythme et les procédés de répétitions, de variations, de permutations. Elle fait écho à la difficulté de poser du sens, voire de poser des morceaux de phrase signifiantes dans un monde, yougoslave en l’occurrence, qui a engendré le pire : la guerre intestine.
Les paradoxes sont donc dépassables, et l’épopée est de nouveau possible. En effet, d’un côté Tolnai construit en fugue, par rhizomes, pour raconter la destruction. Poétiquement il construit bel et bien quelque chose, de façon impérieusement perlaborative et performative, quelque chose qui au final constitue l’épopée que nous lisons. Mais de l’autre côté et de façon simultanée, les vers déconstruisent peu à peu le vocabulaire. De ce fait les mots en perdent leur sens initial car ils s’agglutinent de plus en plus. Tout comme l’avant-guerre en Yougoslavie a été ce moment où, après que Tito avait réussi à faire cohabiter les uns avec les autres, rapidement (quelques années suffirent) voisins fraternels et cousins amis devinrent ennemis mortels. Les mots s’associèrent autrement pour récrire le monde yougoslave autrement. Les mots devinrent des usines à fabriquer de l’ennemi. Dans La Rose de Kichinev, les mots s’agglutinent de plus en plus au fur et à mesure du texte, tant et si bien que le chaos se généralise et que l’état de guerre peut advenir :
on guérit avec des usines de médicaments
avec du gaz ou on modifie génétiquement
on atterrit sur des porte-avions bateaux-mouches (p. 65)
Un peu plus loin, le garçon simplet rencontre « des musiciens-orateurs » (p. 67), artistes musiciens et orateurs de l’académie diplomatique ne faisant désormais dangereusement plus qu’un. Ces effets de confusion s’accélèrent et ce sont des images entières qui viennent se télescoper :
pendant que je fais du chameau dans le désert
du gobelin guenilleux de l’enseignante de musique
oujgorod n’est plus si loin de kichinev
je rapporte la rose de jéricho
je fais du chameau vers l’œuf d’ibis couleur indigo
le parrain trotski aussi se préparait à la légion étrangère. (p. 87)
Ce condensé inquiète, qui mène à l’entropie de la guerre. Mais avant que la guerre n’éclate, il est encore une étape ayant concouru aux guerres yougoslaves : la mise à distance des frères de sang. Cela se fait par un ordonnancement des mots qui servent à réordonnancer le monde. Ce processus (politique) de « resémantisation » du monde, par la suppression de certains mots, le changement de définitions d’autres et la création d’une novlangue rappelle l’ouvrage de Viktor Klemperer sur le sujet à propos de l’Allemagne des années nazi[6]. C’est ainsi que dans La Rose de Kichinev, on discrimine beaucoup, et de façon hiérarchisante :
il était grand temps que tu fasses la distinction
entre le varech et le goémon
oui maintenant tes imprécisions me dérangent
même si tu n’apprécies pas tes collègues très précis
tu ne peux pas te permettre d’être imprécis
du moins pas de façon imprécise
parce que l’imprécis aussi doit être précis (p. 131)
Ces distinctions métaphoriques concernent un grand herbier duquel certaines plantes auront le droit et l’honneur de faire partie, et d’autres non :
tu veux rassembler en une même famille
le cicindèle champêtre avec le cotylédon fleurissant
et la fleur de sel
bon nous en reparlerons
j’avoue ces plantes à moi
cherchent encore leur place dans l’herbier (p. 135)
[…] je mets dans l’herbier
le goémon et non le varech
parce que patacsics a déjà gravé :
le varech ne va pas pour un herbier (p. 129)
Une fois que hiérarchies et exclusions ont été gravées, une allumette suffit à embraser le pays tout entier, à détruire le pays, ses habitants, les liens d’humanité qui les rassemblent, un commerce un tant soit peu équitable. Reste un pays en ruine.
Le commerce et la poésie : purs ou impurs ?
Revenons à la figure du personnage principal, le garçon simplet, en langue originale « a lüke fiú ». Ce benêt s’inscrit dans une longue tradition poétique moderne, romantique et mélancolique, qui englobe Hölderlin, Wordsworth, Flaubert et Rilke, et avant eux, le Candide. Selon Avita Ronell qui a consacré un essai à ce sujet, « la bêtise est un signe poétique essentiel[7] ». En effet, l’idiot est en décalage avec la société qui est profusion de signes, de textes et d’images significatifs. Or la posture du garçon simplet est indispensable à qui conçoit la poésie non comme la reproduction et la vénération de monuments préexistants, mais comme la tentative de proposer autre chose à la société. « Dangereuse, obscène, ridicule, risible, fierté de l’humiliation, attribut du pouvoir et du monument, complice de violence et de cruauté, la bêtise est le nom qui explique la ruine de tout monument. » (Ronell, p. 32) Dans le monde fragmenté du post-modernisme, et a fortiori dans le monde physiquement fragmenté de l’après-conflit, les mots seront déficients et les images traîtres ; la littérature monumentale est délétère. Seuls des rhizomes de phrases et d’images permettront d’échapper à l’imperium nationaliste (en l’occurrence serbe). Car, autrement formulé par Jean-Michel Devesa dans la préface de ce volume, «[f]ort heureusement, nous ne sommes en aucun cas voués à demeurer à la merci de cette fantasmagorie. Ni sensiblement ni théoriquement » (p. 13). Le sens de la poésie est un sens mobile, qui renverse idéologie et mythologie, dont on sait bien en ex-Yougoslavie à quoi elles peuvent mener. La posture du simplet permet de « renoncer aux mythèmes codifiés de la posture héroïque » (Ronell, 18). Au lieu de tenter d’ériger un idéal, le poète recherche le fragmentaire et l’indéterminé du réel. À l’arbitraire de la poésie digitale et du signe, il préfère un très particulier coq-à-l’âne. Sa cohorte d’objets, de personnages, de lieux que rien ne semble relier, est mise en regard de silhouettes et de matières récurrentes, d’harmonies sonores[8]. « Intimement liée au quotidien et à la possibilité de se mettre à l’abri, la bêtise se ferme au céleste ; elle repousse loin d’elle, comme une pluie intrusive, toute transcendance. » (Ronell, 14)
Le genre de l’épopée chez Tolnai n’a donc aucunement pour visée de consolider une communauté préexistante, comme cela avait pu être le cas par exemple pour La Chanson de Roland. Bien au contraire. Comme l’a déjà montré Etiemble, l’épopée n’a pas nécessairement pour fonction de souder une communauté qui a fait la guerre, de « célébrer en un siècle de décadence la force et le prestige usés de la communauté[9] ». Mais l’épopée assume toutefois encore ce que la comparatiste Florence Goyet considère comme l’une des fonctions fondamentales de ce genre : « inventer la nouveauté politique et par là permettre à une société de surmonter une crise majeure[10] ». Et la crise, on la surmonte en la passant par le filtre du langage. Par l’assemblage d’images textuelles originales (dont on parlait plus haut) dans La Rose, qui dénoncent la carnavalisation, la déshumanisation du monde conflictuel. Tolnai construit des images textuelles très originales et mémorables. En voici quelques exemples :
j’avais ma valise en carton cette fois aussi
un œuf d’ibis violet dedans
emmitouflé dans du feutre vert (p. 27)
Ou encore :
il ne voulait pas être une aiguille lui non plus
ni un pou blond
sur le pubis du créateur
il fait du chameau dans le désert en jute
il se promène dans les faubourgs comme le rom roumain
avec les draps azur effilochés
dans son sac diplomatique en crocodile (p. 93)
L’acmé de la stupeur dans ce flot d’images de guerre concerne la marchandisation des êtres. La déshumanisation en temps de guerre est telle que même la classe ouvrière a été vendue aux commerciaux avides, et pour dix euros seulement :
et acheter encore avec l’argent retourné
les usines mortes
la classe ouvrière morte
ces simples accessoires vidés purifiés
et pourquoi seuls les soldats pilleurs de guerre
des parvenus mafieux
pourraient acheter une usine pour un (1) euro
et une classe ouvrière avec pour dix (10) euros le lot (p. 145)
Le réseau intertextuel, très dense dans toute cette œuvre, s’intensifie à ce moment-là par le biais du parallèle avec Les Âmes mortes de Gogol qui constituent l’épigraphe de La Rose de Kichinev. Dans un monde où les valeurs marchandes ravagent toutes les autres :
même les escargots de jardin sont devenus des âmes mortes
comme la classe ouvrière
igor est le tchitchikov des escargots de jardin abandonnés (p. 153)
C’est grâce au dense réseau de l’intertextualité que le sens se tisse et que le motif le plus éculé de la poésie européenne, la rose, peut retrouver toute sa noblesse et sa légitimité. La ville de Kichinev, lieu d’exil d’un autre grand poète russe, Pouchkine, alimente l’inspiration de la « négritude russe » (p. 91) : mi-ironique, mi-sérieuse, cette négritude d’une Europe plus orientale que centrale permet de sortir non point vainqueur, mais vivant de la guerre. La guerre retentit dans La Rose comme claironne le proverbe latin repris en refrain (p. 33, 77, 87, 91, 93, 95) : « Ibis redibis nunquam per bella peribis ». Sa signification est elle aussi ambivalente puisque la maxime oraculaire signifie soit « tu partiras, tu reviendras, jamais à la guerre tu ne périras », soit son contraire, « tu partiras, jamais tu ne reviendras, à la guerre tu périras ». Le ton de l’ensemble de l’œuvre est bifide, et la seule certitude est que toute pureté, à commencer par celle de la poésie pure, est entachée de suspicion. Et c’est bien ainsi :
et pourquoi l’officiant de la poésie pure ne commencerait-il donc pas
à faire fonctionner ses usines
en accord avec les préceptes de la poésie pure
pourquoi ne commencerait-il pas à actionner dans la poésie pure
comme dans un poème de mallarmé
les usines la classe ouvrière
puisqu’on a déjà tout essayé
et que ça n’a pas marché
pourquoi ne commencerait-il pas
Dans cette suspicion face à l’impur, le fil du texte tisse peu à peu la cohérence des parcours de ses personnages : peut-être sont-ils tous acteurs de la quête portée par cette rose et son chant.
Alors tout se réorganise, car la rose de Jéricho qui est la rose de Kichinev est la rose de la résurrection. Au revers de ce paysage sinistre, l’écriture rhizomatique permet de contrer cet arbitraire qui mène à la guerre, en recherchant le mot le plus juste et en accueillant toutes sortes d’images. Car l’imaginaire du poète est fondé sur un foisonnement d’images inédites. Le lecteur ne s’y trompera pas : l’étrangeté de ces images et leur mystère, le choix de mots tantôt rares, tantôt familiers, ou convoqués pour leur seule force musicale, sont présents dans le texte original, et sa traduction en français reproduit cet hermétisme signifiant. Le sens est toujours très précis, même s’il ne se laisse pas immédiatement saisir à la lecture, privée de certains codes : la disparition de la ponctuation, des lettres capitales des noms propres s’ajoute au changement, sans crier gare, des voix des figures racontant cette quête poétique[11].
Conclusion : le bouton de rose
Ainsi peut-on revenir au motif sans doute le plus éculé de la poésie européenne, voire mondiale : la rose. Par le détour de la satire et de l’ironie, la « poésie pure » est destituée de son piédestal. Comme d’autres avant lui transformaient la boue en or, Tolnai accordera à Kichinev une splendeur littéraire. Pourquoi Kichinev ? Parce que c’est un lieu aujourd’hui sans éclat, dont on ne parle pas, la capitale d’un petit pays qui n’existe de façon autonome que depuis bien peu de temps. Mais surtout, bien évidemment, parce que Kichinev est la ville où l’auteur des Âmes mortes fut exilé. Et l’exil est la posture poétique par excellence. Le propre de tout écrivain créateur consiste à se déterritorialiser volontairement, ou selon la phrase de Deleuze et Guattari qu’on trouve dans leur ouvrage consacré à Kafka à « devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue[12] ».
Il est donc crucial que les mots soient déficients, stricto sensu c’est même vital dans notre monde « qui est tombé entre les mains des gens », rappelle le poète qui reprend lui-même les mots de Rilke (p. 61, 63, 95, 163, 177, 179). C’est cette impuissance textuelle qui permet de laisser échapper des larmes, donc d’être humain. Le garçon simplet, quand il est diplomate, souhaite « la conception de la chaire à l’académie diplomatique » : la chaire des pleurs. Grâce à ces pleurs, et grâce à l’humidité omniprésente sous toutes ses formes et notamment sexuelle dans le poème, la rose de Kichinev pourra éclore :
enlève-moi mes braies
et tasse-les entre mes jambes
et si elles deviennent moites
s’il bruine de la vapeur
s’il crassine de la rosée
s’il voltige de la neige
ma pudeur s’éveillera
elle éclora d’elle-même
elle éclora entre mes jambes
la fichaise broussailleuse de la rose de jéricho
éclora d’elle-même petit âne qui s’amourache (p. 51-53).
Notes
[1] Puisque la région appartenait jusqu’en 1918 au Royaume de Hongrie (et que les régions de Bačka et Baranya furent annexées par les Hongrois de 1941 à 1944).
La Rose de Kichinev (titre original : A kisinyovi rózsa) a été traduit en français par Anna Bálint et moi-même, et édité au Temps des cerises en juin 2015.
[2] Theodor W. Adorno, Métaphysique. Concepts et problèmes (Metaphysik : Begriff und Probleme, 1965), Paris, Payot, 2006, p. 165.
[3] Pour d’autres exemples d’œuvres littéraires traitant des guerres yougoslaves, voir Lauren Lydic et Bertrand Westphal (dir.), Le silence et la parole au lendemain des guerres yougoslaves, Limoges, PULIM, 2015.
[4] Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 256-257.
[5] Joyce Carol Oates, Confessions d’un gang de filles (Foxfire. Confessions of a girl gang, 1993), traduction de M. Lévy-Bram, Stock, Livre de Poche, p. 284.
[6] Viktor Klemperer, LTI. Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue (LTI. Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen, 1947), Coll. « Agora », Paris, Albin Michel, 1996.
[7] Avital Ronell, Stupidity (2001), Coll. « Points », Paris, Seuil, 2006, p. 20.
[8] Ces trois phrases sont extraites de la préface à la traduction de La Rose.
[9] Etiemble, Article « Épopée », Encyclopædia Universalis (éd. 1974 et 1992) ; Essais pour une littérature (vraiment) générale, « L’Épopée de l’épopée », Paris, Gallimard, 1974. Concernant la communauté, je renvoie à l’ouvrage collectif récent dirigé par M. Brink et S. Pritsch qui reprend les différentes strates du terme, Gemeinschaft in der Literatur, Würzburg, Königshausen & Neuman, 2013.
[10] Florence Goyet, « L’Épopée », http://www.vox-poetica.com/sflgc/biblio /goyet.html (page consultée le 6 octobre 2015).
[11] Les trois dernières phrases sont issues de la préface.
[12] Gilles Deleuze et Felix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de minuit, p. 35.