Isabelle Krzywkowski
Université Stendhal-Grenoble 3, France
Isabelle.Krzywkowski@u-grenoble3.fr
Le jardin noir : topographie décadente pour un contre-éden
The Black Garden: a Decadent Topography for an Anti-Eden
Abstract: The garden of the late nineteenth century appears as the systematic inversion of the topos of the ideal garden. A privileged space for death and suffering, locked there to be staged, the decadent garden seems exemplary of the entropic process which underlies the imaginary of the end of the century. A fantastical figuration of a declining world, it also allows the questioning of a failed Creation, which it aims to improve. Anti-Garden of Earthly Delights, the new ”Garden of torture” therefore leaves unaffected neither body nor soul, nor nature, nor the sacred. However, the metaphysical dimension of this sacrilegious anti-physis should not hide the aesthetic issue, by which the artist becomes, as O. Wilde pointed out, a creator of nature, albeit a creator of monsters. This complexity suggests that this is less about a renewed representation of Hell, than about the syncretic implementation of an ”infernal Eden”, a ”Counter-Eden”.
Keywords: European Literature; Decadentism; Garden; Eden; Anti-physis; Tortures.
Pour qui ne connaît pas l’« esprit de décadence[1] » qui règne à la fin du XIXe siècle, il peut paraître étrange qu’un lieu comme le jardin, si couramment associé à l’imaginaire paradisiaque, puisse devenir l’un des espaces de l’enfer. C’est pourtant à ce renversement que se livre la fin-de-siècle décadente, comme elle se plaît, d’ailleurs, à détourner tous les topoï. Il faut cependant d’emblée noter que plusieurs caractéristiques du jardin autorisent ce détournement, car c’est sa topologie qui rend possible une topographie du mal : la clôture, d’abord, élément constitutif qui établit le jardin en lieu idéal mais aussi en interdit, appelant à la transgression (archétype où puisent les mythèmes édéniques) ; le travail sur la nature, ensuite, qui fait de tout jardin une entreprise démesurée de dépassement des lois naturelles (surnature ou anti-nature) ; la mise en scène de cette nature, enfin, qui la constitue en spectacle, ce que la fin-de-siècle traduira volontiers en voyeurisme. C’est sur ces bases que la fin du XIXe siècle va construire un « jardin du mal ».
Non que celle-ci méconnaisse le thème du jardin idéal – un jardin « blanc » –, mais c’est en général comme refuge hors d’un monde que l’on rejette et qui dégoûte : c’est exemplairement le cas de Des Esseintes, le héros d’À rebours de Huÿsmans (1884), dont la « Thébaïde » se redouble d’une bibliothèque et d’une serre. Le jardin-refuge se définit ainsi par la négation, en opposition à la ville et à la société que l’on méprise et dont il protège en isolant. De fait, la fin-de-siècle n’a guère pour but de peindre un univers idéal ; et s’il lui arrive de recourir au mythe édénique, c’est soit pour dénoncer une société pervertie, soit pour pervertir le mythe de l’intérieur, en le dévoyant : transformer en un espace monstrueux et corrupteur un lieu que la tradition s’accorde à reconnaître comme idéal et d’origine divine est bien l’un des objectifs que la fin-de-siècle décadente peut se fixer. Le jardin devient le siège d’une fantasmagorie maladive qui va contaminer l’espace, aussi bien que ceux qui s’y trouvent : le corps y est pris à parti, menacé dans sa santé, dans son intégrité, dans sa cohérence, et même dans sa sensualité; c’est un lieu où le corps humain est appelé moins à s’épanouir qu’à se dégrader, et sa dégénérescence s’accompagne le plus souvent de celle du jardin. Je me propose donc de parcourir brièvement les déclinaisons de ce « jardin infernal », pour interroger le retournement du topos paradisiaque que la fin-de-siècle met ainsi en scène et montrer que le motif du jardin vise à une véritable dénaturation.
L’espace du mal (1) : Les jardins de la mort
Le jardin est de manière récurrente, dans la fiction marquée par l’esprit fin-de-siècle, un lieu morbide, et même macabre, à l’opposé de la tradition pastorale qui découle de l’imaginaire de l’Âge d’or.
Parce qu’il est clos, le jardin permet de cacher ce que la société, les vivants ne veulent pas voir : les prisonniers, les malades, les horreurs de l’agonie, de la dégénérescence. Mais la mise à l’écart fonctionne dans les deux sens, et le jardin est bien souvent un asile pour les malades, et singulièrement pour les maladies de l’âme, qui y trouvent le reflet de leur neurasthénie, ce dont le recueil Serres chaudes de Maurice Maeterlinck rend exemplairement compte ou, dans un registre moins symboliste, le motif du jardin d’hôpital, du sanatorium, de la ville de cure (de Maupassant à Thomas Mann).
Plus intéressant, et plus spécifique, l’alliance que dessine la Décadence entre le caractère spectaculaire du jardin et l’esthétisation de la maladie. La poétique fin-de-siècle de la mort lente, voluptueuse, de la vie qui s’épuise doucement, trouve dans le jardin un cadre protégé, que les bruits et les laideurs de la vie ne viennent plus troubler, et qu’on peut orner de brassées de fleurs dont les odeurs, trop fortes, hâtent la fin[2]. Maladies de langueur, maladies qui taraudent les corps et les volontés, tuberculoses, névroses, lèpres ou syphilis promènent au jardin leur lente et irrémédiable déliquescence, parfois charmante pourtant, elle qui rend les femmes plus pâles, plus longilignes, et semble les transformer en fleurs. Des Esseintes ou le prince Noronsoff[3] offrent des fêtes pour donner leur maladie en public, et les damnés « impudiques et laids » du « Jardin maudit » de Maurice Magre (texte que j’ai lu en prologue à mon intervention) semblent s’en enorgueillir en exhibant leurs plaies :
Alors, je vis venir vers moi les créatures.
[…] Ils étaient boursouflés, extravagants, exsangues.
Celui-ci dans l’œil droit avait un clou de fer,
L’un portait un carcan, l’autre avait une cangue,
Celui-là rayonnait et montrait un cancer.
Et tous, l’être sans dents, l’être aux orbites vides,
L’être dont des grosseurs faisaient le crâne lourd,
Tous étaient satisfaits, tous se trouvaient splendides,
Ils portaient avec eux leur mal avec amour[4].
Les « jardins de la mort » sont une des grandes thématiques fin-de-siècle, ainsi que le montre la titrologie : Au « Jardin de la Mort » de Camille Lemonnier (La Vie secrète, 1898) répondent le « Hortus larvarum » de D’Annunzio (Poema paradisiaco, 1893), le « Garden of Proserpine » de Swinburne (1866), Die Toteninsel de Böcklin (1880), ou encore tous ceux où l’on trouve la mort en jardinier. « On assassine quelqu’un dans un jardin[5] ! » s’écrie Mæterlinck, comme s’il pouvait s’agir de l’humanité entière. Il semble donc difficile d’échapper à l’expérience de la mort dès lors qu’on est entré dans le jardin, et sa découverte fait parfois l’objet même de l’initiation.
Le jardin, donc, s’affirme comme un espace funèbre : les urnes, les tombes et les cénotaphes font partie des éléments décoratifs ; il est empli de tous les plantes qui symbolisent la mort, ronces et chardons, cyprès et saules, buis, houx, myrte, et même d’asphodèles ou de pavots narcotiques et mortels. Zola, comme souvent, propose la meilleure synthèse du thème :
[…] des scabieuses y mettaient leur deuil. Des cortèges de pavots s’en allaient à la file, puant la mort, épanouissant leurs lourdes fleurs d’un éclat fiévreux. Des anémones tragiques faisaient des foules désolées, au teint meurtri, tout terreux de quelque souffle épidémique. Des daturas trapus élargissaient leurs cornets violâtres, où des insectes, las de vivre, venaient boire le poison du suicide. Des soucis, sous leurs feuillages engorgés, ensevelissaient leurs fleurs, des corps d’étoiles agonisants, exhalant déjà la peste de leur décomposition. Et c’étaient encore d’autres tristesses : les renoncules charnues, d’une couleur sourde de métal rouillé; les jacinthes et les tubéreuses, exhalant l’asphyxie, se mourant dans leur parfum. Mais les cinéraires surtout dominaient, toute une poussée de cinéraires qui promenaient le demi-deuil de leurs robes violettes et blanches, robes de velours rayé, robes de velours uni, d’une sévérité riche[6].
Le motif du jardin noir conjugue le deuil et la pétrification, en même temps qu’il consacre la mort de la nature, comme dans les jardins d’Algabal, où le charbon, la lave, les pins, la poussière, la grisaille vêtent de leur noirceur les « champs sombres à la lisière sombre » [düstere felder am düsteren rain[7]].
Lieu humide et obscur, oppressant, le jardin décadent est en fait un avatar de la tombe. C’est son odeur de putréfaction et de mort que vient flairer Clara, « fée des charniers, ange des décompositions et des pourritures », dans Le Jardin des Supplices :
Elle me désigna de bizarres végétaux qui croissaient dans une partie du sol où l’on voyait de l’eau sourdre de tous côtés. […] Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents, imitant la forme de monstrueux phallus… Attirés par l’odeur de cadavres que ces horribles plantes exhalaient, des mouches volaient autour […][8].
Le jardin, on y reviendra, est un espace rouge. Il est macabre par nature, et l’on ne s’étonnera pas que, parmi les plantes les plus représentées, les fleurs cannibales, comme les Népanthès et les Drosera, soient en bonne place[9]. En fait, le jardin entier ne se nourrit que de pourriture et de détritus, de sang et de cadavres :
Au jardin rêvé croit un arbre de vitrail.
Un cadavre nourrit ses racines cruelles[10].
C’est également par la nécrophagie que Mirbeau explique la splendeur du Jardin des Supplices :
On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place – les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales, il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoires spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend vigoureuses et belles[11].
Le texte est un extraordinaire développement du réseau d’images dans lequel s’inscrit ce motif du jardin macabre : la thématique baudelairienne des « fleurs du mal » devient hymne à la beauté monstrueuse et se conjugue au thème du vampire, qui permet, peut-être, de mieux comprendre le lien indéfectible qui unit, d’après la fin-de-siècle, le jardin et la femme : tous deux se gorgent de sang.
Le jardin est donc un espace anthropophage et nécrophage. Ce thème obsessionnel du cannibalisme, dont on sait que, depuis Dante, il est un des attributs de Satan, confirme qu’on ne saurait plus rien trouver là de paradisiaque.
La fin du XIXe siècle montre par ailleurs un goût prononcé pour les jardins en train de mourir. Si l’époque conserve la prédilection romantique pour l’automne, c’est pour mettre en évidence une agonie que n’accompagne plus aucune apothéose lumineuse, et dans laquelle on cherche à percevoir les signes du déclin de la nature. Le jardin qu’on nous montre n’est jamais tout à fait mort : il est bien plutôt agonisant. Les éléments eux-mêmes sont atteints de maladies : aux statues « mutilées » répondent les statues lépreuses que « l’ombre et la vétusté […] rouillent de leurs dartres[12] ». De même, les plantes sont affaiblies et chlorotiques,à l’image d’une humanité monstrueuse que la maladie déforme, pourrit. Voici comment Zola présente les cactées du Paradou :
… à peau hérissée de duvets immondes, traînant des membres infirmes, des jambes avortées, des bras cassés, les uns ballonnés comme des ventres obscènes, les autres avec des échines grossies d’un pullulement de gibbosités, d’autres dégingandés, en loques, ainsi que des squelettes aux charnières rompues. Les mamillaria entassaient des pustules vivantes[13]…
Huÿsmans, quant à lui, décline le bouquet maladif de sa serre :
…et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d’autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres; quelques unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme[14].
Et Maurice Magre pousse l’image jusqu’à l’obsession :
Des arbres mous avaient des blessures ouvertes,
Des humeurs ressemblant à celles de la chair,
Et les pousses du bois au lieu de jaillir vertes
Etaient blanchâtres et vivaient comme des nerfs[15].
On voit l’équivalence qui s’instaure entre les maladies de peau qui fascinent la fin-de-siècle et la végétation qui ronge l’espace comme un chancre : les plantes grimpantes, parasites, dévorent les variétés plus faibles, tandis que les mousses, les lichens prennent possession des architectures. La nature aussi se décompose, à l’image de l’humanité, tumeurs malsaines, chancres vénériens, chlorose et même névrose, elle est marquée de tous les stigmates des maladies « à la mode », maladies de l’épuisement ou de la dégénérescence. « Tout n’est que syphilis[16] » s’écriait des Esseintes – autre moyen, finalement, de pervertir le motif du jardin : il est à son tour contaminé par l’homme.
Ce jardin abandonné qui s’étiole et s’éteint doucement est une image-clé de la fin-de-siècle, et lui appartient en propre. Il semble toujours gagné par un insidieux pourrissement : l’humidité, l’ombre, certaines odeurs, certaines couleurs, verdâtres ou rouille, manifestent ce processus de déclin. L’atmosphère y est humide et suffocante ;il y règne partout le « clair-obscur et l’ombre[17] » ; les plantes, envahissantes, y sont« toutes tachées de moisissures[18] » ; la mousse qui gagne les statues et les bancs montre peut-être la victoire de la végétation sur l’art, mais elle est d’abord une manifestation de la moisissure. Cette usure ronge jusqu’à l’imputrescible : « il y a, murmura [Albine], une femme de marbre tombée tout de son long dans l’eau qui coule. L’eau lui a mangé la figure[19] ».
L’odeur qui en jaillit par « entêtantes bouffées[20] » est un « encens délétère », mortifère ; les eaux, comme les odeurs, sont méphitiques :
D’un vivier croupissant sortait une odeur fade,
Des miasmes de typhus par les vents soulevés[21].
Le jardin tout entier est en état de décomposition. Le thème est tellement obsédant qu’on me permettra d’en signaler d’autres occurrences :
Dans le bosquet de camélias les calices flétris avaient neigés en pourriture rose et blanche, et leur décomposition lente était un charme de plus dans ce silence et cette torpeur ; […] une vie d’helminthe et de poisons fermentait dans ce parc. Il y pesait la sombre ardeur d’un cimetière.
Une odeur humide et tumulaire, des senteurs froides de marécage et de cimetière s’épandaient sur ses abords, opprimaient l’air prisonnier sous l’immobile amas des feuillages[22].
Ce jardin à l’abandon trouve une expression achevée dans le jardin où les eaux croupissent : bassins verdis à l’abandon, étangs immobiles, eaux« glauques », « gluantes », « visqueuses » ou « infectées » rappellent bien que le paysage imaginaire que la Décadence privilégie est celui du cloaque. L’odeur de décomposition qui monte des eaux mortes est celle même de ce jardin où tout pourrit, tout comme elles-mêmes ont les couleurs de la putréfaction. L’eau ronge ainsi lentement le paysage qu’elle rend peu à peu indistinct : le jardin à son tour disparaît lentement, envahi par les eaux (à rapprocher, bien sûr, de la fascination fin-de-siècle pour Venise ou Bruges). Cet enlisement gagne l’humain, comme en témoigne la mort de Narkiss « enlisé dans la boue, au milieu des cadavres et de l’immense pourriture amoncelée là depuis des siècles » :
Debout dans la vase, Narkiss avait été asphyxié par les exhalaisons putrides du marécage mais, enfoncé jusqu’au cou dans le cloaque, il dominait de la tête les floraisons sinistres écloses autour de lui en forme de couronne[23].
Les textes convergent pour fonder une esthétique à rebours, qu’on peut, par sa récurrence, considérer comme le paysage imaginaire de la fin du XIXe siècle, paysage morbide, paysage « faisandé[24] ». Qu’il foisonne et prolifère, entraînant le risque de l’étouffement, ou qu’il soit guetté par l’étiolement, le pourrissement, voire la pétrification, le jardin fin-de-siècle est un espace mortifère qui tend toujours à la dégradation. Il permet de rendre compte, moins d’un état, que d’un processus, celui de la dégénérescence du vivant, que Jankélévitch identifie comme caractéristique de l’esprit de décadence :
Frénésie et enlisement sont d’ailleurs les deux aspects inverses d’une même rechute en naturalité ; […] cette frénésie est, comme la gangrène, un déchaînement des forces anti-vitales : – non point plénitude affirmative, mais enflure morbide[25].
À la vie qui s’épuise (celle, aussi, d’une civilisation) fait écho l’épuisement de la nature : pour la génération des années 1880, le principe d’entropie[26] devient un modèle de pensée, explication rationnelle de la décadence, imaginaire scientifique de la fatalité. Le jardin abandonné devient donc le symbole du déclin : s’il est le cadre rêvé d’un nouveau Crépuscule des Dieux, puisque « Le dépérissement des plus immortels dieux / Éclate en ce décor incandescent d’icône[27] », il est aussi un « cadre superbe, hein ? pour l’agonie d’une race[28]… ».
L’espace du mal (2) : Le jardin des supplices
Espace du mal, le jardin l’est parce que l’on y souffre, mais plus encore parce que l’on y fait souffrir.
La clôture,si elle préserve de l’extérieur, délimite aussi un espace carcéral. La version la plus anodine est celle du jardin où l’on s’ennuie et que l’on n’arrive pas à fuir. Même (surtout ?) le jardin édénique entrave la liberté et provoque la lassitude : « Et j’ai fui vers la porte ouverte sur le gouffre / […] Et j’ai crié : “Seigneur, ton amour est sans charme”[29] » raconte le visiteur du Paradis revu par Maurice Magre. Plus grave, on enferme, on séquestre dans le jardin (motif que l’on trouvait déjà dans les romans de chevalerie italienne, dont les magiciennes, Armide, Alcine, sont de modernes Circé). Le rapprochement est parachevé avec l’association délibérée du jardin et du bagne qui est au cœur du roman Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau :
Le Jardin des Supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. […] Les Chinois ont raison d’être fiers du Jardin des Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute la Chine où pourtant il en est de merveilleux[30].
Parmi les tortures que l’on subit au jardin, les souffrances intellectuelles ne sont pas les moins raffinées. Voyeurisme douloureux (qui s’origine peut-être dans les souffrances qu’éprouve le Satan du Paradise lost de Milton (1667), texte que la Fin-de-siècle a beaucoup pratiqué),érotisme morbide qui se réalise dans le meurtre ou la folie[31], voire dans des unions monstrueuses avec la nature, perte de volonté : en lieu du bonheur espéré, c’est la faiblesse et le désespoir, et des tentatives d’évasion qui se soldent bien souvent par la démence ou la mort. Loin d’être apaisante, la vision du jardin peut aussi devenir une insulte portée à la faiblesse des malades : la puissance vitale apparaît alors moins comme un modèle ou un réconfort, que comme une cruauté ultime. Cet antagonisme entre la maladie et la nature apparemment immortelle constitue l’un des leitmotiven de l’époque[32].
Les tortures physiques sont bien évidemment également convoquées. Le jardin, non seulement sert de cadre à la description de supplices, au point de les faire apparaître comme un ornement constitutif du jardin, chez Octave Mirbeau par exemple ; mais il devient le reflet d’une humanité souffrante. Iwan Gilkin donne, quant à lui, une vision hallucinée de l’arbre de Jessé nécrophage : par une énumération digne d’Agrippa d’Aubigné, chaque fleur semble porter, ou être, un instrument de torture :
Arbre miraculeux de Jessé, tu fleuris
En rouges fleurs de chair aux pétales meurtris,
Tulipes sublimant la pourpre de leurs urnes,
D’où surgissent, le front à jamais douloureux,
De beaux enfants princiers aux lèvres taciturnes,
Qui, pâles et craintifs, entre leurs bras fiévreux
Serrent maint effroyable instrument de tortures
Rougi par le sang frais de leurs larges blessures.
Sur les glaives, les crocs et les peignes de fer,
Les tenailles, les coins et le gril et la roue,
Le carcan de fer rouge et la vrille qui troue,
Et les pinces où pend encore un peu de chair,
Epanouis parmi les suaves pétales,
Si tristes et si doux, les chers visages pâles
Laissent parfois couler l’eau vive de leurs pleurs.
[…] C’est l’arbre de la vie, où croissent les douleurs,
L’arbre dont chaque fleur qui s’ouvre est un supplice.
Du fond rouge et meurtri de leur morne calice,
Vase de chair béant, palpitant et sanglant,
La souffrance jaillit comme un parfum troublant[33] […].
La comparaison ou la métaphore des plantes et du corps humains sont des moyens efficaces pour signifier que la torture est omniprésente au jardin : Mirbeau décrit ces « fleurs de boucherie et de massacre[34] », comme Magre :
Vers ma face penchaient d’étranges lis malades.
Dans leur calice mort dormait un œil crevé.
[…] La pivoine semblait un grand cœur arraché.
Dans la fleur du sorbier d’où soufflait une haleine
S’ouvrait un sexe affreusement martyrisé…
Un amandier était fleuri de mains coupées;
Un tronc, comme une femme, avait des cheveux d’or[35].
Ces plantes suppliciées renvoient la flore non seulement à des corps humains, mais à des corps que les supplices démembrent et écorchent :
Des tigridias ouvrant des gorges mutilées, des diclytras et leur guirlandes de petits cœurs rouges, et aussi de farouches labiées à la pulpe dure, charnue, d’un teint de muqueuse, de véritables lèvres humaines[36]…
On comprend que se dessine, avec ces lèvres, ces « gorges mutilées » et ce cœur végétalisé, ensanglanté, l’image de la femme aimée : version macabre et vengeresse du cliché de la femme-fleur au jardin des supplices.
Le corps est donc sans cesse menacé par le jardin : déchiqueté, décomposé, recomposé parfois, transformé, sa désagrégation est au fond le spectacle vers lequel tend le jardin décadent. Certains viennent du reste admirer la torture dans les jardins, comme Clara, partie au Jardin des Supplices pour « voir des spectacles sublimes, s’exalter à des sensations extraordinaires[37] ». Voyeurisme encore, mais de nature sadique, que le plaisir éprouvé à observer la confrontation des malades et des mourants avec le foisonnement de la vie. Clara explique à son amant toute la perversité de ces souffrances intellectuelles :
Pense à ce que cela doit être pour le patient qui va mourir dans les supplices. Songe combien la torture se multiplie dans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement qui l’environne[38]…
Le jardin semble conférer à cette contemplation de la souffrance et de la mort une dimension où se mêlent, de la manière la plus troublante, esthétique, sensualité et morbidité. Clara, encore :
La belle plante ! […] Ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vu souffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plus belles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums !… Sens encore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sont durs[39] !
Cette rencontre d’Eros et de Thanatos, cette superposition perverse de l’esthétique et du macabre fonde en profondeur le récit de Mirbeau, qui alterne savamment descriptions des tortures et du jardin :
À droite, des pelouses fleuries; à gauche, des arbustes encore. […] C’était un enchantement perpétuel. Et, de cet enchantement floral, se dressaient des échafauds, des appareils de crucifixion, des gibets aux enluminures violentes, des potences toutes noires au sommet desquelles ricanaient d’affreux masques de démons ; […] Sur les fûts de ces colonnes de supplice, par un raffinement diabolique, des calystégies pubescentes, des ipomées de la Daourie, des lophospermes, des coloquintes enroulaient leurs fleurs, parmi celles des clématites et des atragènes…Des oiseaux y vocalisaient leurs chansons d’amour[40]…
La description du jardin devient prétexte à la présentation complaisante des supplices, et la topographie organise artistiquement les scènes tour à tour florales ou macabres.
Comme la torture, l’agonie et la mort font l’objet d’un détournement esthétique que le jardin semble rendre inévitable : le corps y tend toujours, non seulement à être mis en pièce, mais à se voir réduit par la mort à l’état d’objet décoratif :
J’arrivai près d’un champ de grotesques poupées,
Des enfants dans le sol poussaient là, drus et morts[41].
Crucifixions, dépeçages sont de même offerts au regard des promeneurs du Jardin des Supplices :
Cette allée, très large, était, de chaque côté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont les grosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupart restaient vides, quelques unes enfermaient des corps d’hommes et de femmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènes supplices. […] L’allée lugubre des tamariniers finissait sur une large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmes au bassin[42]…
Les crucifiés ne semblent-ils pas remplacer les statues, comme en témoigne la variété toute sculpturale de leurs poses et la précision des descriptions ?
La torture, en devenant spectacle, apparaît comme partie intégrante de l’esthétique du jardin. Elle s’affirme comme un art, au même titre que le jardinage ; le raffinement est le même, et identique aussi la maîtrise : comme il sera le modèle des artistes, le jardinier est le grand esthète des supplices :
Vois, mon amour, comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté ! […] Ici, c’est parmi les fleurs, parmi l’enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout à l’heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale, aux harmonies de cette nature unique et magique, qu’ils semblent, en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleurs miraculeuses de ce sol et de cette lumière[43]…
Aussi l’espace qui, paradoxalement, s’affirme peut-être au mieux comme un doublet du jardin (selon l’esthétique décadente tout au moins), et confirme sa fonction carcérale autant que sa dimension macabre, est-il celui de l’arène. On connaît le goût marqué de la fin-de-siècle pour la Basse Latinité. Le parallèle se fonde vraisemblablement sur la clôture et le spectaculaire, le voyeurisme. L’importance du regard constitue le jardin en un espace propre au spectacle, et singulièrement à la contemplation de la douleur et de la mort. Comme l’arène, le jardin décadent baigne dans le sang : une femme fait ainsi décapiter un « million de jeunes pages et de filles servantes » pour que la terre « fût écarlate comme un champ de pivoines[44] », et dans le jardin de Messaline se mêlent le sang de la vigne qu’on vendange et celui de l’impératrice qu’on assassine[45].Ce sang, c’est la vie même du jardin, qui s’en abreuve, comme on l’a vu se nourrir de cadavres :
Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n’est pas un grain de sable qui n’ait été baigné de sang… et ce grain de sable lui-même, qu’est-il sinon de la poussière de mort ?… Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière !… Regarde… l’herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l’amour est partout[46] !…
explique Clara, à laquelle Maurice Magre fait écho :
Un printemps écœurant d’une chaleur mouillée
Baignait l’arbre de chair et la plante de sang[47].
Le jardin décadent constitue bien ce que Jean de Palacio appelle un « paysage rouge », qu’il considère comme l’une des caractéristiques essentielles du paysage décadent[48].
Le Contre-Éden
De tout ce que l’on peut faire dans un jardin, c’est donc souffrir que la fin-de-siècle décadente a privilégié : retournement explicite du « jardin des délices » en un « jardin des supplices ».On le devine, le « jardin noir »répond à la structure imaginaire d’un espace infernal. Comme l’Enfer, c’est un lieu sans lumière, le soleil y est voilé ou « déformé, jaunâtre, bas, énorme[49] » ; à mesure qu’on avance, on perd même le ciel de vue : « Le ciel ne s’apercevait pas[50] » écrit Lemonnier, et chez Zola, « le Paradou, le parterre, la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeur du ciel[51] » (le Paradou ne serait-il, en fait, que le simulacre du Paradis recréé pour la tentation du prêtre ?).Il est clos, et le parcours que l’on suit est celui d’une descente : le Jardin des Supplices suit une pente douce jusqu’en son centre, où se trouve l’acmé, le supplice de la cloche ; il en va de même du « Jardin de la Mort » de Lemonnier :
Cependant mon guide, ayant pris les devants, m’attendait à l’orée d’un bois vers lequel descendait une pente légère. Le bois lui-même s’abaissait selon cette déclivité et gagnait une combe assez profonde […]. La sensation d’étouffement éprouvée tout à l’heure redoubla presque aussitôt[52]…
Cette « sensation d’étouffement » est un motif entêtant qui trouve son aboutissement dans la serre à la chaleur insupportable et suffocante :
Et ce bout de terre brûlante, cette couche enflammée où les amants s’allongeaient, bouillaient étrangement au milieu de ce grand froid muet[53].
Tout le topos paradoxal de l’Enfer se trouve résumé dans cette page de Zola qui décrit un « paysage mort », où la flamme ne brûle pas, sinon comme brûle le gel, ni ne donne de lumière, et sur lequel règne une « chaleur sombre » et un « dieu noir ».
Descente, ciel inaccessible, cadre privilégié des plus subtiles tortures, le jardin, où l’on parvient conduit par « l’être aux yeux de serpent[54] », ne serait-il finalement que la représentation fin-de-siècle, à peine paradoxale, de l’Enfer, dont il décline tous les attributs symboliques ? Il me semble pourtant que l’image est plus complexe, et que, face à la représentation de l’Enfer, qui est plutôt urbaine à la fin du XIXe siècle, la Fin-de-siècle pose un autre espace, autrement plus ambigu et sacrilège, et dont elle pourrait bien être l’inventeur : celui d’un Contre-Éden.
On constate en effet que tous les éléments du topos édénique sont en fait préservés. Outre les nombreux textes (ou peintures) dont Adam et Ève sont le sujet explicite, on retrouve la plupart des éléments topiques : la clôture (parfois redoublée par le caractère insulaire) qui fait du jardin un lieu hors du monde, la compréhension spontanée des hommes et de la nature, la nudité, la présence d’un arbre central, etc. La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, ou encore « Éden[55] » de Camille Lemonnier sont exemplaires de cette réécriture. Mais le mythe de la Genèse est détourné, voire perverti : interversion ou omission de certaines séquences ou de certains personnages (le serpent, par exemple, ou même Adam), gloses conduisant à une enflure du texte (descriptions ou énumérations hypertrophiées de la végétation, ajouts de séquences, en particulier de nature érotique, etc.), syncrétisme (rapprochement de l’arbre de vie de la Genèse et de l’arbre Yggdrasil, qui vient de la tradition nordique, etc.), détournement de la faute (réduite à la sexualité, ou supprimée, ou réévaluée comme désir de connaissance), motifs subvertis (le temps est figé en un hiver éternel, l’éternité devient insupportable), etc. La récriture des mythes, exercice que la fin-de-siècle pratique avec passion, conduit à la dislocation du texte originel et au détournement systématique, fondé, en particulier, sur la pratique de l’oxymore – figure de l’amalgame, puisqu’elle allie les contraires, et dans cette mesure figure de prédilection, avec la métaphore, pour décrire le jardin. Le poème de Maurice Magre dont le titre, La Montée aux Enfers, est en soi un programme[56], est exemplaire de ces procédés :
Là, la terre est pourrie et les poisons embaument,
Là, les oiseaux du ciel ne vivent qu’en rampant…
[…] Impudiques et laids, enfantins et chenus
Et pareils à des échappés de la torture,
Vous trébuchiez et titubiez, hommes tout nus[57] !
Ces vers déclinent le topos du jardin édénique en le retournant subtilement : si la pudeur n’existe pas en Éden, c’est par innocence, non par impudeur ; le rapprochement des âges de l’homme, comme des fleurs ou des fruits sur une même branche (magnifique image initiée par Le Tasse pour les jardins d’Armide dans La Gerusalemme liberata, en 1581), fait oublier que l’homme d’Éden ne vieillit, ni ne dégénère ; et la nudité mythique des premiers hommes ne peut recevoir aucune détermination, puisqu’elle n’est comparable à aucun autre état : la méconnaissance de la nudité est même l’antithèse de ces hommes « tout nus » qui affichent ostensiblement, victorieusement, des corps défaits. Ce long défilé de damnés n’est pas un Enfer : c’est un Éden qui se décompose…
Le motif de l’Éden, chez Gilkin, est de la même manière un topos inversé :
Aux Paradis gelés, où la neige et le givre
Se pâment sur les flancs exsangues des glaciers,
La volupté du froid et du silence enivre
Comme un Léthé cruel les cœurs émaciés
Aux Paradis gelés de la neige et du givre[58].
Peut-on mieux affirmer son intention de retournement qu’en associant explicitement une image infernale (la glace, élément important de l’Inferno de Dante) au terme de « Paradis » ? Il y a, dans ces « Paradis »– et le pluriel est en soi sacrilège – une volupté paradoxale, une volupté glacée.
Le topos édénique, contaminé par le topos infernal, est mené jusqu’à sa propre négation, qui repose sur une esthétique de l’inversion et qui fait du jardin un paysage « à rebours ».Plus qu’un Enfer, c’est donc bien un Contre-Éden que dessine ce nouvel imaginaire du jardin : lieu de la déchéance de l’humain, il est aussi celui de la déchéance de la nature ; lieu de la Création, il se prête également à être celui de son altération.
Une anti-physis
Car le rapport du jardin fin-de-siècle au mal est aussi de nature ontologique, et le véritable sacrilège tient sans doute moins au renversement du mythe, qu’à l’entreprise de dénaturation que porte tout jardin. Monde anti-nature, puisque nature remaniée, il est un espace proprement tératologique, et en cela caractéristique de la décadence[59].
La fin-de-siècle décadente guette tout ce qui peut lui permettre de prouver que la nature crée des monstres – en somme, que la Création est mauvaise :
L’étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres. Quand elle n’avait pu imiter l’œuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes[60].
Et Maurice Magre ne laisse aucun doute sur cette volonté de « la nature par la souffrance travaillée / Cré[ant] avec ardeur mille êtres repoussants[61]. »
Se dessine ainsi un paysage monstrueux, qui s’appuie sur la tendance de tout jardin à proliférer et à mêler les espèces (l’amalgame, faut-il le rappeler, est une des caractéristiques du monstre), comme sur le caractère « monstrueux » des plantes : les textes, qui ne cessent de rappeler qu’elles sont hermaphrodites, privilégient les variétés les plus « difformes », dont la description fait appel aux comparaisons les plus extravagantes. Ainsi de la serre de Des Esseintes :
Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre ; de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un bœuf, dans la vessie diaphane d’un porc ; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse ; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ; ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue,striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang[62].
Le procédé, qu’on retrouve chez nombre d’autres auteurs, transcrit stylistiquement l’enjeu de la démarche : par le mélange des comparants se dessine une végétation qui menace la classification rationnelle, comme elle menace l’intégrité des corps qu’elle imite par morceaux. C’est bien là la définition du monstre et le signe d’un espace de perversion et de désordre.
Mais l’intervention sur la nature que suppose tout jardin devient aussi, pour la fin-de-siècle décadente, possibilité de dévoiement de la nature – en somme, possibilité de dénaturation. Au jardin, souligne Alfred Jarry dans Messaline, tout est « ingénieusement difforme[63] ». En témoignent dans les textes le goût pour les plantes rares, travaillées, orchidées, caladiums, …, toute la flore ambiguë qui peuple la serre de Des Esseintes ou celle de Renée dans La Curée. La figure du jardinier prend aussi une importance considérable et tout à fait originale, entre le savant fou et l’archétype de l’artiste :
Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle [la nature] s’est enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marque de son étampe, leur imprime son cachet d’art.
Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions ; l’homme, peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles ; décidément, par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes[64].
Tout jardin est hubris, et c’est en cela qu’il est essentiellement jardin du mal. Mais il est aussi la métaphore du positionnement esthétique qui fonde la démarche anti-réaliste fin-de-siècle, telle que définie par Oscar Wilde[65] : « la nature a fait son temps[66] », c’est elle qui imite l’art.
À partir des caractéristiques propres du jardin, qui se prête à devenir le cadre de scènes morbides ou macabres, le « jardin noir » constitue incontestablement un topos fin-de-siècle, perversion du mythe paradisiaque travaillé dans le sens d’un retournement systématique, et sans doute la manifestation la plus singulière et la plus caractéristique de cette époque, qui mène à terme une esthétique à proprement parler « décadente ».
Image paradoxale, mais cohérente, de la fin-de-siècle décadente, trop cynique pour construire ou se projeter dans l’utopie, trop nihiliste pour dénoncer un système par la dystopie, trop convaincue d’être une « fin » pour se tourner vers une tradition, sinon pour la mener jusqu’à son parachèvement par le syncrétisme et le détournement. Mais, ultime renversement peut-être, car ultime dévalorisation, dans ce paysage où tout le monde souffre, y compris la nature, le mal qui s’incarne semble moins ontologique ou métaphysique, que civilisationnel.
Œuvres citées
Marcel Batilliat, La Beauté, Paris, Société du Mercure de France, 1900
Félicien Champsaur, L’Orgie latine, Paris, Fasquelle, 1903
Gabriele D’Annunzio, « Hortus larvarum », Poema paradisiaco, Milan,Fratelli Treves, 1893
Hanns Heinz Ewers, « Tagebuch eines Orangenbaums », Das Grauen, Munich, Müller, 1908
Stefan George, « Mein Garten bedarf nicht Luft… », Algabal, Paris, Lüttich, Vaillant-Carmanne, 1892 , Düsseldorf und München, H. Küpper, 1966, Bd. 2
Iwan Gilkin, « Arbre de Jessé » et « La Nuit au jardin », La Nuit, Paris, Fischbacher, 1897, Paris, Mercure de France, 1911
Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, Paris, Ga