Marc Sabathier-Lévêque ou l’écriture étoilée /
Marc Sabatier-Lévêque or the Starry Style
Abstract: In this article, the author is exploring various issues regarding the writing and pictorial creation of Marc Sabatier-Leveque, a writer and artist who died in 1965, aged 36. The author focused particularly on the writer’s only literary work, entitled “L’Oratorio pour la nuit de Noel” (Oratorio for Christmas Night), a poem that is more than 300 pages long, published in 1955 by Minuit Press. To what extent does this somewhat dark writing represent his plastic work? In which way is this writing on unveiling the most private feelings a starry writing? We can therefore talk about a cosmological writing, a starry style, a world song, a worlds’ song.
Key Words: Cosmos, Poetry; Paintings; Privacy; Mother; Music.
Ma communication portera sur Oratorio pour la Nuit de Noël du poète et plasticien Marc Sabathier-Lévêque mort en 1965 à l’âge de 36 ans. Avant de plonger plus avant dans cette œuvre de 351 pages, publiée en 1955 aux éditions de Minuit et illustrée de seize portraits de l’auteur par Pablo Picasso, je me vois dans l’obligation de présenter d’abord cet auteur, celui-ci étant aujourd’hui parfaitement inconnu autant des sphères littéraires qu’artistiques.
Une chronologie sommaire
Marc Sabathier-Lévêque est né à Castres en 1928. D’un père inconnu et d’une mère, Madame Sabathier, qui le confie dès sa naissance à une sage-femme, mademoiselle Lévêque, d’où ce double patronyme. Celle-ci décède alors que l’enfant adopté n’a que 13 ans. Cette mort est ressentie par le jeune adolescent comme un déchirement absolu dont il se fera l’écho dans son unique texte poétique intitulé Oratorio pour la Nuit de Noël.
Marc Sabathier-Lévêque est un élève brillant, un peu trop même pour une petite ville de province comme Castres, car l’adolescent a des fulgurances langagières qui lui sont coutumières quand il est en public. Il étonne par sa précocité intellectuelle et artistique. Sabathier-Lévêque dessine et peint mais tout cela n’est pas très académique et l’influence de Picasso est déjà manifeste dans ses premières créations plastiques.
Pendant la guerre, à Castres, il rencontre le peintre et dessinateur Hans Bellmer, allemand, membre du groupe surréaliste. Les deux hommes se lient d’amitié. Bellmer fera d’ailleurs le portrait de l’adolescent. Sabathier-Lévêque part ensuite vivre à Paris en 1946, Castres étant devenue trop petite pour lui.
Il entre à l’Idhec, l’école de cinéma prestigieuse dont il sortira diplômé en 1947. Sa vie est assez misérable sur le plan matériel. Mais il a des amis, heureusement pour lui. Pendant ce temps, il dessine, peint, colle, écrit. Pendant 10 ans, il va s’atteler à l’écriture de l’Oratorio pour la nuit de Noël, un texte poétique en prose parfois narratif, un texte difficile pour un lecteur non averti. Je m’en expliquerai un peu plus tard. Revenons pour le moment encore à quelques considérations biographiques. Grâce à Gaston Bonheur, rédacteur en chef à Paris-Match, il entre au magazine en 1956. Il décide de signer ses articles sous le nom de Jean-Marc Sabathier. Son premier article traite du Mystère Picasso de Clouzot.
Il officie à Paris-Match jusqu’à sa mort en tant que « grand reporter écrivain ». Pendant toutes ses années parisiennes, il fait de nombreuses rencontres artistiques, Prévert, Pierre Boulez, Klaus Kinski, Marcel Duchamp, Giacometti pour ne citer que ceux-là. En 1954, deux ans avant de rentrer à Paris-Match, sur la plage, Marc Sabathier-Lévêque se présente à Picasso pour lui parler du livre qu’il a fini d’écrire en 1952, son Oratorio. C’est grâce aux 16 portraits de Marc par Picasso que Jérome Lindon accepte de publier l’ouvrage aux éditions de Minuit.
À partir de 1960, l’alcool et le tabac commencent à produire leurs effets néfastes. Il est atteint d’un cancer de l’épiglotte. Ses amis de Paris-Match organisent la seule exposition de ses œuvres en 1964 à la galerie Reichenbach à Paris. Intitulée « Mondes de Marc Sabathier-Lévêque », celle-ci réunit une dizaine de grands photomontages. Les échos dans la presse sont nombreux et dithyrambiques. Sabathier-Lévêque meurt le 12 février 1965 en Suisse et ses cendres sont dispersées dans la neige des Grisons.
Lignes de force dans l’Oratorio pour le nuit de Noël
Dix ans. Il aura fallu dix ans à Sabathier-Lévêque pour écrire l’Oratorio pour la nuit de Noël, son unique testament littéraire. Entamé dès l’âge de 14 ans en 1942, il y met un point final en 1952. Malraux, qui avait reçu le manuscrit, écrit ceci : « On vous découvrira dans trente ans ». Picasso, lui, de son côté lui écrit : « tu es celui qui a fait sortir la littérature de son style Louis-Philippard ». Sabathier-Lévêque avait envoyé son texte fleuve à plusieurs maisons d’édition prestigieuses ; le refus unanime de celles-ci avait plongé le jeune auteur de 26 ans dans un désespoir profond. Picasso permit donc par ses dessins de sortir de cette impasse.
Présentons maintenant le texte. Celui-ci est constitué de 140.000 mots répartis sur 351 pages. Le titre est emprunté à l’œuvre de Bach et sa construction s’y réfère. Celle-ci est complexe. On y trouve un prélude dans lequel sont exposés les thèmes. Puis onze parties de longueurs égales, puis trois interludes qui servent de parenthèses à l’intérieur du texte et enfin un postlude dans lequel Sabathier-Lévêque résout les questions que son livre n’a cessées de poser tout au long.
Les thèmes principaux sont ceux-ci : l’éternité, le cosmos, le temps, l’amour filial, l’amour passionnel, la recherche de la mère, la recherche du père, la recherche du moi. L’Oratorio s’arc-boute donc continuellement au cheminement personnel de son auteur. C’est le substrat même de son écriture même si Bach est toujours là, en « fond sonore » et en construction spéculaire. Sabathier-Lévêque s’inscrit autant dans son œuvre qu’il se questionne sans cesse, avec un acharnement quasi obsessionnel et incantatoire sur sa place, réelle, dans l’univers – « Qui suis-je » est la question récurrente. L’écriture de Sabathier-Lévêque est cette quête des origines, cette tentative de répondre à cette question initiale et primordiale – pourquoi cette solitude, pourquoi ce sempiternel sentiment qui l’accable sans cesse ? La question le hante. L’écriture de Sabathier-Lévêque procède de l’éclatement dans sa construction formelle comme dans sa construction thématique. Écriture qui lève le nez et contemple ce qui la dépasse. Écriture étoilée donc, 140.000 mots comme autant d’étoiles ou de poussières d’étoiles, comme autant de constellations éparses dans l’univers. Il n’y a pas un monde de Marc Sabathier-Lévêque mais des mondes qui s’entrechoquent sans cesse et qui créent in fine une cosmogonie littéraire personnelle.
Dès le prélude, il s’intègre dans son texte en faisant lui-même sa propre présentation. Je cite :
je marc sabathier leve-
que fragment de l’épithelium terrestre en processus de décomposition
amibe informe d’une mort à l’autre se propulsant et qui momentanément dense
danse avec une idée abstraite dans les bras et la dévore et s’en repaît et sur le déshonneur mutuel déclare
créatures terriennes je ne sais pourquoi je suis venu partager avec vous la croûte de cette planète
L’apostrophe donne le ton de l’ouvrage, lyrique, emphatique mais combatif. Le regard qu’il porte sur lui-même est sans concession. Sabathier-Lévêque est lucide. Il sait qu’il n’est que peu de chose, un « fragment », une « amibe », sachant que l’amibe est un parasite de l’homme, lui-même devient par là-même un parasite de cette planète et de cette vie dans un sens plus global.
Dès le prélude, dès les premières lignes, l’étoilement de ses visions est annoncé :
étrange musique
il y a le vide et il y a l’espace
il y a l’univers et il y a la terre
l’espace dans le vide
l’univers dans l’espace
les mondes dans l’univers
le soleil parmi les mondes les planètes autour du soleil la terre parmi les planètes et d’innombrables choses encore sur la terre en elle
ou autour d’elle
Mais le « je » intervient vite. Le narrateur se considère lui-même comme un astre : « Et je tourne autour du vide ». Sabathier-Lévêque s’inscrit à l’intérieur de cet infini qu’est le cosmos. L’imagination a une valeur heuristique. L’intuition peut-être vue comme une forme de connaissance : « N’existent pas les paysages inexplorés mais existent tous les paysages perçus par la seule imagination ».
Cette écriture, deux obsessions reviennent souvent pour la peupler : le cosmos et la mémoire de sa mère adoptive. Au plus fort de l’écriture en crise, l’auteur noie les deux obsessions en une seule, mêlant les deux manques, mêlant les deux appels en un seul : « depuis que tu n’es plus là il ne saurait y avoir de saisons pour moi de joie ni de peine seule une absence infinie comme une voie lactée pourrie cherchant sa route parmi des embruns d’indifférence et des poussières d’ennui dans une lassitude noire et molle qui m’obnubile ». Ici, par un processus de métaphorisation, c’est l’univers entier de l’auteur qui est sapé, gangréné par le spleen. Le narrateur reste inconsolable.
Sabathier-Lévêque raille aussi la société lorsqu’il décrit par exemple dans l’un des passages les plus saisissants de l’œuvre, l’enterrement de sa mère adoptive. Le jeune adolescent est le spectateur impuissant d’un triste spectacle et sous sa plume acerbe, les êtres humains deviennent des « protoplasmes » (contenus d’une cellule vivante à enlever). Le cercueil de sa mère y est représenté, figuré, dessiné, en creux, à l’intérieur de la page. Les mots l’encadrent comme les spectateurs de cette triste cérémonie entourèrent alors celui-ci. Le fils est révolté par cette mise en scène où l’hypocrisie règne en maître comme à chaque fois, dans de pareilles circonstances, semble nous dire le poète. Ce cercueil est un jeu typographique, le calligramme apollinien est convoqué, consciemment ou inconsciemment. Le résultat est aussi violent que les mots choisis. L’association fond-forme est évidente : « les protoplasmes compatissants couvraient de salive mon visage car tels sont les deuils de la terre ». Un peu plus loin, il écrit ceci : « et ainsi glaires prenant carême au recoin choisi d’un égout les femmes de ta parenté tressautaient sous leurs voiles cependant que leurs mâles s’efforçaient de donner spectacle d’un masque sculpté par la douleur mais martial ». Le jugement est sans équivoque. C’est l’hypocrisie bourgeoise qui est visée, directement. Cette écriture est donc une écriture de combat : « l’art est l’affirmation d’une négation l’art est la volonté de ne pas admettre ». Cette cérémonie l’écœure car révélatrice de ces simulacres de compassion, de cette tristesse affectée qui lui sont familières.
L’étoilement de l’écriture se joue aussi à travers la diversité « sonique ». Ce jeu sur les sons dont se sert abondamment le poète : « et leurs miasmes se piétinant les uns les autres en le chaos caillé d’un cloaqual coma ». Travail sur les allitérations qui permet l’éclatement sonore de la langue, des rebonds, des soubresauts, des attaques aussi. C’est donc également une écriture du spasme et ces épilepsies sonores font du verbe un verbe définitif. En bon poète, Sabathier-Lévêque associe le son au sens. Les termes savants abondent, souvent empruntés au lexique scientifique ou médical, par exemple : « protoplasmes », « solénoïde » ou « dystrophie ».
Sabathier-Lévêque use aussi de néologismes tels que « seulomonde », associant trois vocables en un seul et créant ainsi un mot-valise ou « tripotipatinage de la coquelicocote », « nombrilnombreuse », là encore orthographié en un seul mot. Cette orthographe fantaisiste dans le sens laudatif du terme est une manière constante de jouer sur les mots en « dégonflant » le langage. Cette mise à distance permet au poète d’« alléger » son propos.
L’écrivain et poète emploie de même la litanie, l’énumération savante : « dysentrie dysesthésie dysgénérie dyshapie dyshydrose dyslalie » On trouve ici 29 termes empruntés au registre médical et juxtaposés, sans aucune ponctuation. Les mots sont lâchés sur la page à la manière d’une écriture automatique mais paradoxalement savamment contrôlée puisque provenant d’une unique source celle du lexique médical. Cette propension participe de l’étoilement de son écriture, là encore comme autant de constellations éparpillées dans l’univers. L’absence de ponctuation génère un flux quasi continu. Sabathier-Lévêque crée seulement des espaces à l’intérieur de ces phrases, comme autant de respirations. La scansion passe par ces blancs volontairement et savamment disposés.
Il y a bien chez lui une volonté de rendre son texte esthétique par la disposition typographique de celui-ci, qui ne doit rien au hasard. À la fin de l’ouvrage, reprenant la manière mallarméenne de son coup de dés, Sabathier-Lévêque pratique l’épure pour arriver à trois mots isolés verticalement : « neige soleil ange », « neige » est placé en haut, « soleil » au milieu et « ange » en bas. Nous sommes à la fin de l’ouvrage, juste avant le postlude et Sabathier-Lévêque, à la page 337, sépare toutes les voyelles des consonnes dans cette phrase : « Je regardais l’empreinte de mon corps dans la neige », construisant de fait deux sortes de squelettes à partir de la phrase initiale. Sabathier-Lévêque expérimente.
Son étoilement mêle les langues. Il saupoudre ça et là de l’allemand et de l’anglais, langues qu’il maîtrisait. Oui, nous pouvons parler d’« étrange musique », formule que lui même utilise à des moments clefs de son œuvre. Ce sont les deux premiers mots de l’Oratorio et les deux derniers qui sont mis en valeur par un corps de caractère plus grand et plus gras que le reste du texte. Ce sont donc des marqueurs du texte. Avec ces deux mots, la boucle est bouclée. La circularité du texte et de son univers mental passe par là.
Sabathier-Lévêque crée sa propre cosmogonie, son propre langage, sa propre musique même si c’est l’alleluia qui est repris à la fin comme dans l’œuvre de Bach. Étoilement donc par la variété des registres. Le lyrisme le dispute aux passages narratifs et réalistes. Mais c’est le lyrisme qui laisse une marque indélébile : « l’éternité est tourbillon de musique aspirant toujours plus lentement la parcelle de sommeil du temps, demeure ma joie et demeurent dès maintenant demeurent à jamais de chacun de mes jours l’étrange sommeil de mes nuits de Noël l’étrange musique ». Le thème de l’éternité est glorifié. Les derniers mots sonnent comme l’acmé de ce chant incantatoire. Mais ne nous y trompons pas, la lucidité est là : « l’unique espérance permise à l’homme est le désespoir ». Kierkegaard n’est pas très loin. La musique des hommes, il le sait, n’est qu’une tentative vaine pour accéder à la musique de l’éternité. Sabathier-Lévêque définit en ces termes ce que l’on peut appeler son système de pensée : « l’espace n’est qu’entrelacs de droites obscures l’une l’autre se détruisant dans leur angulaire vide défilent pleuvent ou dansent des milliers de points/points rouges du vide blanc points bleus du vide gris points noirs du vide vert points roses du vide bleu points bruns du vide rouge points violets du vide noir telle est la structure de mes concepts ». En la matière il est des plus explicites. L’écriture est points aux couleurs variées sur la page forcément blanche car initialement immaculée. Combler un vide comme les astres comblent le vide de l’espace infini, comme le peintre avec ses couleurs violant le blanc de sa toile vierge, tel est l’enjeu, tel est le système de l’auteur. Une architecture littéraire autant que philosophique que l’on décèle également dans certaines de ses œuvres plastiques, un certain nombre de dessins sont constitués de points reliés entre eux, créant selon l’œuvre des visages ou des formes abstraites.
Étoilement car texte polysémique. En plus de celle du narrateur-auteur, plusieurs voix s’expriment en effet dans l’œuvre, par exemple celle d’un personnage étrange, sans identité, mais que Sabathier-Lévêque appelle tout simplement « le fou ». Celui-ci s’adresse à un autre personnage, celui du « médecin-chef ». De fait, c’est un monologue aux sonorités eschatologiques. Ce fou fait office de prophète : « il ne serait de créer monsieur le médecin-chef dit le fou au moyen de deux lames de boue des fœtus à la chaîne et l’emporte-pièce pour pallier l’alimentation des batailles futures ». Ce fou propose la création de nouveaux êtres : « de ces cyclopes encyclopédiques je me veux prophète peupleraient ainsi mon asile de nouveaux compagnons plus aptes à cette fraternisation à laquelle je n’aspire point ». Peut-on voir ce fou comme un double littéraire de l’auteur lui-même ? La question se pose. La voix du fou pouvant faire écho à la sienne, la sienne faisant écho à la musique de Bach comme à celle des astres.
D’autres voix sont indéterminées : « une voix dit Marc won’t you shut that window ». Bien entendu, la voix de la mère tant regretté est là : « Marc mange ta soupe ». La polyphonie affecte l’ordre de l’intime. La voix narrative, elle aussi, contient des accents prophétiques : « la mort du monde en lequel je naquis est en marche demain la tempête soufflera sur la ville et plus ne seront les religions et les sciences et les arts et les familles et les institutions et les honneurs des actuels hommes ». Le poète lève les yeux vers le ciel : « où vais-je », « que sais-je », « où suis-je », font partie des interrogations récurrentes.
Le lexique du cosmos, prépondérant, envahit tout l’espace littéraire. Une nouvelle thématique apparaît alors : celle des mondes à l’intérieur des mondes, immixtion rendue possible par la métaphorisation de l’objet, des objets devrais-je plutôt dire : « dans la nuit affalée sur la ville mes pieds parcourent l’éternité des rues constellation du papier d’argent galaxie très lointaine du bout de cigarette qui s’éparpille amas d’étoiles du morceau de journal… » Puis il ajoute un peu plus loin : « nébuleuse du crachat galaxie de l’urine du chien groupe stellaire du ticket qui permet de voyager sur la ville ». La conception de l’univers de Sabathier-Lévêque n’est pas celle d’un doux rêveur. Plus profondément, celui-ci pense que nous contenons tout un univers : « je suis un univers ». Et plus loin : « chacun de nous est un monde ». Au début de l’ouvrage, une représentation typographique intrigue autant qu’elle confirme un sentiment et une pensée, celle de la spirale, sorte d’escargot intégré là encore en creux au cœur du texte. L’œuvre elle-même par sa récurrence thématique et lexicale nous renvoie immanquablement à cette forme. C’est l’un des moments où cette image de la maison de l’autre côté du lac intervient : « je vis alors sur l’autre rive du sapin éblouissant des enfants de l’autre côté du lac en leurs yeux pâles se fondirent toutes les scintillations de cet instant/sphérique mélodie d’un féerique voyage ». Les derniers mots s’adaptent assez bien à ce qui fait l’essence même de l’Oratorio, même si le parcours décrit n’est pas toujours « féerique », loin s’en faut.
Cette quête est dans sa motivation première, narrative, véritable catharsis et adresse à sa mère adoptive : « j’ai su que ce livre te contait l’itinéraire du voyage que tu entreprendrais un jour sans moi et dont tu ne reviendrais jamais ». La volonté d’épanchement est d’une certaine manière frénétique : « qu’ai-je à faire de toutes ces barrières qui m’emprisonnent au sein de l’univers et m’empêchent d’entrer en contact avec lui ». Volonté de communiquer oui, de communier certainement, de ne faire qu’un avec ce qui nous dépasse, même si cela paraît impossible.
Enfin, il ne faut pas omettre la part d’humour contenue dans l’œuvre. Nous trouvons parfois des phrases isolées qui relèvent presque du cadavre exquis ou du proverbe loufoque : « les pieds sont le rêve inavoué des parachutistes ». Les interjections littéralement « bovines » de la page 128 participent également à cet étoilement humoristique du texte : « longtemps à la face fuyante de la solitude et parmi le ricanement duplice des maisons vides au bord du fleuve noir le pauvre monsieur hurlera/meuhmeuhmeuhmeuhmeuhmeuhmeuhmeuh mmmmmmmmm ». Puis les onomatopées dessinent une petite cathédrale en « m » minuscules. Ailleurs, à la page 116, c’est le segment « traversait la rue » qui est disposé en diagonale et rappelle par sa verticalité le calligramme « Il pleut » d’Apollinaire.
Enfin, pour dynamiser cette épopée du moi qu’est l’Oratorio, Sabathier-Lévêque utilise parfois l’apostrophe ce qui permet d’alléger d’une certaine manière ses évocations visant cependant à s’approprier l’univers tout entier : « galaxies cataleptiques dansez/constellations soyez décloses reprenez vibrations stellaires la douce psalmodie de vos basses fréquences terre crie ton émoi et fais de ta vieille gangue peau neuve ». C’est un procédé utilisé plusieurs fois dans l’œuvre.
Afin de conclure, je vais laisser une dernière fois la parole à l’auteur. À la page 350, avant-dernière page de l’œuvre, le poète écrit : « car cet écrit ne fut que mélodie construite sur la fréquence/des parcelles d’infini qui sur le néant de ma vie se découpent celles durant/lesquelles mes yeux perçurent ta seule image/cet écrit ne fut que musique/construite sur le spectre lumineux des nébuleuses jamais nées ». Cette manière de confidence explique tout. Bien sûr des aspects adjacents que je n’ai fait qu’effleurer sont tout autant fondamentaux. Mais l’essentiel, est ailleurs. « Cet écrit ne fut que musique », cet aveu fait écho au vers célèbre de Verlaine dans « Art poétique » : « De la musique avant toute chose ». C’est par la musicalité que Sabathier-Lévêque conquiert son unicité littéraire. C’est elle qui lui permet aussi de retrouver sa mère, son image lumineuse. Chant d’amour, chant incandescent, fiévreux, c’est par ce choix et ce combat des mots que l’Oratorio pour la nuit de Noël acquiert une importance toute particulière dans le champ poétique et littéraire : « un jour à l’infini enfin parvenu je rencontrerai dans une gare vide d’où ne sauraient plus jamais partir en étoiles les trains de l’univers abandonnées béantes au centre du silence et distillant de noirs vertiges les valises de nos voyages révolus ».
Bibliographie
Marc Sabathier-Lévêque, Oratorio pour la nuit de Noël, Samuel Tastet Éditeur, 1987.
Marc Sabathier-Lévêque ou l’Oratorio pour la nuit de Noël, Musée Goya de Castres, 1988.