Novellisation contemporaine : une littérature qui émerge de l’image
Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger /
Contemporary Novelisation: Literature Emerging from Behind the Image
Abstract: Even though theoretical reflections about the relationship that exists between film and literature seem to concentrate on film adaptations, the present paper aims at showing how contemporary French novelization, a literary practice that finds its source in cinema, meets the challenges that represent the transition from the visual medium of cinema into the textual one of literature. It proposes, via Nathalie Léger’s Supplément à la vie de Barbara Loden, published in 2012 by P.O.L., to highlight some of the operations that accompany the encounter of the two systems of representation: images and words, images through words. An encounter that, beyond establishing an intermedial dialogue between film and literature, gives shape to a discontinuous life narrative, opening up to cinema, but also and necessarily, to fiction.
Key Words: Contemporary Novelisation; Nathalie Léger; Cinematic Techniques; Face; Life Narrative.
Vue de loin, une femme se détache de l’obscurité. Sait-on d’ailleurs que c’est une femme, on est si loin. Sur fond d’éboulement, une minuscule figure blanche, à peine un point sur l’immensité sombre, progresse lentement et sans heurts à travers les décombres accumulés qui la surplombent, à travers les pans énormes coupés d’excavations, de dépressions pierreuses, de biais terreux près d’être défoncés par les camions.
(Supplément à la vie de Barbara Loden, 9[1])
Le lecteur entre dans le texte de Nathalie Léger par la porte du cinéma, sans le savoir. Ce n’est qu’à la fin de la troisième page que la narratrice révèle qu’il s’agit d’un film : « L’histoire de cette femme est racontée par l’actrice et cinéaste américaine Barbara Loden, dans un film de 1970, Wanda, le seul qu’elle ait jamais réalisé et dont elle est l’interprète » (S, 11). Comme le remarque Jean-Max Colard[2] à propos de Cinéma de Tanguy Viel, dans ce type de littérature postcinéma, le lecteur non-averti, se croyant pleinement en littérature, ignore au début qu’il se trouve face à la réécriture d’un film. Ce n’est que plus tard qu’il en prend conscience et, à ce moment-là, le statut du texte littéraire se voit modifié.
La réécriture d’un film ou la novellisation est un phénomène dont les deux tendances contemporaines, très différentes l’une de l’autre, sont présentées en détails par Jan Baetens[3]. L’un des deux volets, de cette pratique hybride, étant la novellisation commerciale ou classique qui se distingue sur plusieurs points de la novellisation contemporaine littéraire. Cette dernière est caractérisée par le travail des écrivains qui s’inspirent du cinéma pour insérer le film, ou une partie du film raconté, dans la diégèse d’un nouveau récit ; en l’occurrence Cinéma de Tanguy Viel, La Tentation des armes à feu de Patrick Deville, Le Goût amer de l’Amérique d’Alain Berenboom, Paradis Conjugal d’Alice Ferney ou Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger. Si l’écart considérable, par rapport à la novellisation classique, se traduit à plusieurs niveaux, ce qui nous semble essentiel à souligner c’est la transposition intermédiale que ces œuvres effectuent, du film au texte – et cela à l’inverse de la production commerciale dont la source est le scénario et qui, de ce fait, n’implique qu’un seul médium, celui du texte. Ainsi, la novellisation contemporaine française, c’est-à-dire l’adaptation d’une œuvre cinématographique (et non pas d’un scénario) en roman, constitue un pont entre l’image cinématographique et le texte littéraire, pour instaurer un dialogue entre le film raconté et l’œuvre littéraire qui le raconte.
Même si la novellisation est une pratique qui existe, sous une forme ou une autre, depuis l’avènement du cinéma, la réflexion sur les rapports du cinéma et de la littérature semble surtout se concentrer sur l’adaptation cinématographique. La littérature est souvent considérée comme la source d’inspiration d’autres formes artistiques, or, elle devient ici seconde par rapport au cinéma. L’analyse récente de Jean-Max Colard cherche à illustrer, à travers Cinéma de Tanguy Viel, que la pratique novellisatrice traduit la situation « postcinéma » de la littérature contemporaine. Cette pratique littéraire, qui vient après ou qui s’écrit d’après le cinéma, est le reflet de relations d’inspiration et d’adaptation renversées. Pour cette littérature postcinéma, le récit filmique ne sert plus de simple « moule de l’hypotexte romanesque[4] », il devient le prétexte de la littérature, il devient l’objet même de cette littérature qui, imprégnée par des procédés et des problématiques propres ou associés au cinéma, remodèle certains d’entre eux.
De l’image au texte
Nathalie Léger s’inspire de Wanda (1970), l’unique long métrage réalisé par Barbara Loden (1932-1980), pour rédiger et publier Supplément à la vie de Barbara Loden en 2012 chez P.O.L. Malgré le fait qu’il ne soit quasiment jamais mentionné dans les histoires officielles du cinéma américain, le film de Loden est aujourd’hui considéré, des deux côtés de l’Atlantique, comme un film emblématique du cinéma américain indépendant. Inspiré par le cinéma vérité, la Nouvelle Vague française et l’avant-garde américaine, Wanda est une production qui s’inscrit dans la contre-culture de son époque, avec des caractéristiques qui l’associent au New American Cinema : film au budget microscopique, tourné dans le style d’un documentaire, réalisé avec une équipe réduite, montrant des personnages marginalisés de la société et une Amérique rarement évoquée sur écran.
Loden s’inspire d’un fait divers, de l’histoire d’une femme réelle pour rédiger le scénario de son film dans lequel elle interprète le titre-rôle. Wanda quitte son mari et ses enfants ; seule, sans domicile, ni moyens de subsistance, elle erre sans but précis quand elle rencontre un petit gangster, M. Dennis, dont elle devient la maîtresse et la complice dans un braquage de banque raté. C’est dans un véritable road-movie que l’on suit les deux marginaux de la société voyageant à travers des régions industrielles et minières austères de la Pennsylvanie pour découvrir « le côté obscur de la lune de Bonnie et Clyde, plat, griffonné, distordu, sans affect chorégraphié, mais non pas sans émotion[5] ».
C’est en revisitant les différentes étapes de ce road-movie que Nathalie Léger tente de retracer, à travers l’histoire de Wanda, la vie de Barbara Loden. Nathalie Léger, qui engage, par le biais de son œuvre, un dialogue intermédial entre le cinéma américain et la littérature contemporaine européenne, offre un modèle de perception qui permet l’analyse de cette interaction entre le film et le texte, tout en thématisant certains de ses motifs centraux.
Cette translation, ce type d’adaptation qui va dans le sens moins habituel, du film au roman, soulève forcément des questions concernant les défis que représente le passage du médium visuel du cinéma vers celui, textuel, de la littérature : comment donner à voir une image, comment transposer la diégèse d’un film sous forme de film raconté, de quelle manière la littérature s’approprie le cinéma, etc. Nous nous proposons, dans l’intention de chercher des réponses à ces questions, d’examiner de près, dans la novellisation de Léger, certaines des opérations qui permettent l’embrayage du système iconique des images sur celui, symbolique, des mots et, par conséquent, la retranscription ou le remodelage de l’œuvre cinématographique réalisée par Barbara Loden ; pour ensuite passer à un survol rapide des motifs autour desquels s’organise le film de Loden et qui feront l’objet d’une reprise dans l’œuvre de Léger, tels que le rapport complexe entre biographie, autobiographie et fiction, ainsi que la nature de leurs frontières aux contours incertains et brouillés[6].
Fragments
Nathalie Léger a le double objectif « de présenter l’auteur et son œuvre, Barbara et Wanda » (S, 21). Elle entreprend un exercice de transposition – ce qui l’associe à la novellisation contemporaine littéraire – en racontant le long métrage de Loden. Bien que la narratrice – consciencieuse – raconte le film qu’elle regarde du début à la fin, le récit filmique ne sera pas rendu dans sa continuité ; elle s’applique, comme si elle appuyait sur le bouton pause, à y insérer des séquences avec ses propres commentaires, interprétations et explications, en donnant ainsi au récit romanesque la forme d’un montage sans raccord. Au lieu de relater simplement l’histoire d’un film, cette technique permet à la narratrice-spectatrice de Léger de proposer sa façon de le percevoir, sous forme d’un véritable modèle de perception. Ainsi, en suivant les réflexions d’Ari J. Blatt[7] dont la portée ne se limite point à l’œuvre de Viel, il nous paraît justifié de dire qu’en représentant une représentation pré-existante à travers un mode d’écriture qui implique le lecteur dans un processus de perception visuelle – « écr(an)iture[8] »– Léger non seulement met à l’épreuve notre appréhension de la notion de spectateur, mais aussi elle force le lecteur à s’interroger à propos des concepts traditionnels d’originalité, d’authenticité ou, d’une manière générale, de représentation.
Le projet de représenter, de réécrire le récit filmique s’explique par une forte motivation biographique de la part de la narratrice : elle souhaite retracer la vie de Barbara Loden. Engagée par un éditeur pour rédiger une simple notice de dictionnaire sur l’actrice-réalisatrice, la narratrice se lance dans une enquête biographique sérieuse, avant d’être happée, elle-même, par son sujet (tout comme Loden par l’histoire d’Alma Malone). Elle est obsédée par ce dernier, à tel point qu’elle finit par en écrire un livre – le livre que nous sommes en train de lire, Supplément à la vie de Barbara Loden – dans lequel la narratrice, médiatrice de l’univers cinématographique, raconte l’histoire de Wanda et de Barbara. Présenter l’auteur et son œuvre, explorer l’œuvre à travers la vie de l’auteur dans l’espace chiastique de la novellisation, à la conjonction du cinéma et de la littérature, ne serait-ce pas suggérer qu’« il est donc vrai à la fois que la vie d’un auteur ne nous apprend rien et que, si nous savions la lire, nous y trouverions tout, puisqu’elle est ouverte sur l’œuvre[9] » ?
La narratrice raconte l’histoire de Wanda du premier au dernier plan. Plan par plan, paragraphe par paragraphe : la structure fragmentée constitue un aspect saillant du texte de Léger. L’auteur explique, que cette fragmentation lui « permettait d’aller sur le terrain de l’objet qui était décrit, c’est-à-dire un film[10] ». Ainsi, le fragment devient l’un des moyens qui assure un va-et-vient permanent entre le champ scopique du film et celui symbolique de la littérature. Le fragment est également censé donner au livre un certain rythme, semblable au rythme filmique, avec les espaces blancs entre deux paragraphes, conçus sur le modèle de l’espace hors-champ cinématographique et représentant ce qui n’est pas raconté, ce qui reste nécessairement non-dit. Cette structure présente aussi l’avantage, pour l’auteur, de « conjuguer des niveaux de récit assez divers[11] » : l’histoire d’Alma et de Wanda, la vie et l’œuvre de Barbara Loden, certains épisodes de la vie de la narratrice et de sa mère. La narratrice raconte l’histoire du film de Loden ; et, ce faisant, de nouvelles histoires se déplient, de nouveaux espaces narratifs émergent.
Le présent, le passé et les visages
Les paragraphes qui racontent soit la vie de Loden, soit celle de la narratrice et de sa mère s’intercalent entre les fragments qui relatent l’histoire de Wanda, en se voyant séparés l’un de l’autre par un espace blanc. Le film, même raconté, s’écrit toujours au présent – au temps du cinéma qui ne connaît que le présent. Et ce présent du cinéma envahit, de temps à autre, l’espace littéraire dont les fils de la trame narrative – biographique, autobiographique et fictionnel – se rencontrent et deviennent inextricablement liés les uns aux autres. C’est le cas quand le voyage de la narratrice aux États-Unis pour revisiter les lieux de tournage de Wanda introduit le niveau narratif personnel, autofictionnel, dans l’espace jusqu’alors réservé au film. Cela a, comme effet, de déstabiliser les repères de ce qui relève de la fiction et de ce qui relève du factuel. Le présent du cinéma et le présent de la narratrice se rencontrent aux États-Unis, « dans une chambre au design de motel des années 1960 miraculeusement préservé » (S, 52-53) ou encore « dans l’entrée du Houdini Museum » à Scranton où la narratrice rencontre Mickey Mantle (1931-1995), le célèbre joueur de baseball avec qui elle parle de Barbara Loden, de Marcel Proust, de l’autobiographie et de l’écriture en général. Il lui raconte comment il « voulai[t] décrire le trajet d’une balle, […]l’espace, le trou que la balle fait sur le fond, la forme et la déformation » (S, 138), mais comme il avoue :
je n’ai pas réussi à décrire le trajet d’une balle, et pas plus que je ne saurais décrire Barbara je ne pourrais faire revenir son esprit, d’ailleurs je ne l’ai pas connu, son esprit, je l’ai à peine aperçu à travers son corps, et encore, je le confonds peut-être avec […] la déformation, la disparition et l’apparition de la sensation sur fond noir. (S, 139)
Décrire le trajet d’une balle, le trou sur le fond, la forme et la déformation, la disparition et l’apparition, tel serait le défi non seulement de l’(auto)biographie, mais aussi celui de la novellisation : décrire l’image, saisir et montrer ce qui reste nécessairement hors champ entre la disparition d’une image et l’apparition de la suivante, rendre actuel les virtualités qui se cachent dans les plis du récit filmique – triompher peut-être là où les images trahissent, là où loge la vérité : « entre apparaître et disparaître[12] ».
Même si ce défi est voué à l’échec (« je n’ai pas réussi »), même si les obstacles sont nombreux[13] et la narratrice a très peu de documents[14], le livre s’écrit. Car l’intrusion du présent filmique dans le fil narratif autofictionnel dissout l’écart entre le film et le texte ; elle opère la suture nécessaire à la création d’un espace où les deux récits – filmique et littéraire – s’entrelacent, « dans un devenir croisé[15] », témoignant du fait que « la littérature contemporaine ne s’écrit plus dans une singularité irréductible, mais dans le présent commun de l’art, caractérisé par l’impureté et l’hybridation des langages » (LA, 107) ; dans ce présent commun de l’art qui permet aussi à la narratrice de « conjoindre [s]on présent et le passé de quelques sentiments vécus par d’autres » (S, 53-54), au fond d’une chambre au design de motel des années 1960.
L’un des moyens visuels qui rendent possible cette connexion est l’image qui se fond ou se croise avec une autre qui apparaît, un fondu enchaîné. La transition entre deux images est une technique cinématographique recyclée par Léger dans une perspective littéraire. Les différents fils narratifs, les paragraphes racontant le film et ceux décrivant Barbara Loden ou la vie de la narratrice et de sa mère, sont soigneusement séparés l’un de l’autre au début du texte. Néanmoins, au fur et à mesure que la narratrice se laisse emporter par son sujet, les frontières deviennent de plus en plus brouillées et incertaines. De nouveaux plis du film se déplient se déploient sous les yeux du lecteur qui voit disparaître un visage cédant la place à un autre, au sein du même paragraphe, tel un fondu enchaîné qui laisse transparaître une nouvelle image.
Les exemples les plus marquants de l’apparition d’un visage derrière un autre se présentent comme autant de calques de l’identification que la narratrice effectue lors du visionnage du film, devenant ainsi les marqueurs du modèle de perception de la narratrice-spectatrice. Aussi, les personnages qui occupent, même si ce n’est que de façon momentanée, le même lieu dans la perception de la narratrice, vont-ils se superposer ou coïncider dans l’espace novellisé : Wanda « est ensevelie sous ce corps sombre devenu informe, disparue sous lui, il pèse, je perds souffle, je suis écrasée » (S, 145). Ou encore la mère de la narratrice qui « a traîné pendant des heures, simplement traîné ». Et dont il est écrit :
De l’extérieur, dit-elle, je devais avoir l’air d’une femme de médecin qui fait du shopping, de l’extérieur on ne voit rien du plus profond désespoir – on ne voit rien sur le visage de Wanda quand elle erre. (S, 44)
En parlant des techniques cinématographiques qui participent à la suture des deux systèmes de représentation, filmique et littéraire, nous pouvons également mentionner, à titre d’exemple, le recours au montage parallèle, figure de montage qui sert à rapprocher des plans qui diffèrent par le lieu ou le temps. Cette technique apparaît d’abord lors de la réécriture d’une scène filmique dans laquelle Wanda rencontre M. Dennis dans un bar :
[Elle] poursuit rapidement vers les toilettes […]et disparaît derrière nous – lui va et vient, nerveux, il attend qu’elle sorte, s’arrête brusquement, fait volte-face, regarde fixement vers nous, au-delà de nous, […]– elle, dans les toilettes, immobilisée enfin dans le silence, elle se regarde dans le morceau de miroir ébréché au-dessus du lavabo […]– lui, comme un fou maintenant, le visage défiguré par la peur et la rage, blême d’angoisse – elle ouvre le robinet, se lave les mains et le visage, reste longuement le visage dans ses mains, sous l’eau – lui suffoque, se précipite, revient, lui crie de sortir – enfin, elle sort. (S, 44-45)
Mais plus loin, la narratrice emploie le même procédé à des fins exclusivement littéraires, quand elle relate sa rencontre avec un jeune homme, guide, au Holy Land de Waterbury :
Il […] se racle un peu la gorge et commence. L’inventeur en 1956 du Holy Land de Waterbury, je pourrais le laisser là, je pourrais descendre en contrebas, s’appelle John Greco, me risquer dans les allées excavées, entrer dans les trous, John Greco a bâti une nouvelle Bethléem avec l’aide de centaines de bénévoles, je pourrais visiter les anciennes grottes et je l’entendrais encore de loin, car John avait reçu l’appel d’un ange, j’entendrais de loin sa voix bien placée résonner fortement, qui lui avait donné l’ordre de construire un lieu saint ici même à Waterbury, je descendrais dans le boyau pestilentiel des catacombes à peine éclairé par les crevasses de la structure en ciment, et John apprit aux autres à bâtir des scènes de nativité, John était considéré comme un spécialiste des scènes de nativité, mais je reste à ses côtés, je me détourne un peu, j’attends, je regarde ce qui reste de Holy Land. (S, 103-104)
L’absence des tirets, marqueurs visuels du changement de séquence dans la citation précédente et responsable de la cohésion textuelle, peut être considérée comme le signe de l’obsession qui emporte de plus en plus la narratrice, au cours de l’enquête qu’elle mène en vue, justement, de rendre la cohésion à une vie passée. Si les exemples cités auparavant concernent des plans ou des séquences qui constituent une continuité temporelle, l’on en trouve d’autres qui mettent en parallèle des scènes temporellement incompatibles, tel que les transitions des visages mentionnées plus haut. La citation suivante illustre la manière dont un montage, qui traite des références temporelles différentes sur un même pied d’égalité, brouille la frontière entre les différents niveaux narratifs du récit, en superposant les visages de Barbara Loden, de Wanda et de la mère de la narratrice errant dans un centre commercial :
La lumière s’allume. Je revois le visage de Barbara. La lumière s’éteint. Wanda se penche sur l’homme allongé à ses côtés et le regarde. La lumière s’allume. Une femme abandonnée marche seule dans un centre commercial. La lumière s’éteint. (85-86)
Voilà comment Léger déjoue le visage – « ce système mur blanc-trou noir[16] » tant critiqué par Deleuze et Guattari – prometteur d’identités immuables. Il semble qu’elle renonce à capter un seul visage, elle propose des visages superposés qui constituent un paysage, voire une carte – « on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage » (S, 118). Nous comprenons ainsi que le visage légérien n’est jamais un, il est multiple dès le début : le visage de Wanda, c’est le visage d’Alma, mais aussi celui de Barbara qui l’interprète. Alma Malone, Wanda Goronski, Barbara Loden, la narratrice, la mère, mais aussi Elizabeth Taylor, Delphine Seyrig et Sylvia Plath, Emily Dickinson, Mme Hanska et Marina Vlady, Marilyn Monroe et Edna – autant de visages (des suppléments ?) qui prennent une valeur collective en se superposant dans un milieu hybride, au croisement de l’image et du texte. Des visages qui, en s’échappant au regard, trouvent leur ligne de fuite dans un devenir croisé. Des visages multiples, empreintes de la pluralité de l’identité, agissant comme des forces centrifuges du texte, texte en fragments, en éclats.
Milieu hybride
Mais cette fois, le texte, la littérature est seconde ou mineure, par rapport au cinéma qui devient sa source, son prétexte. La littérature ainsi déterritorialisée se reterritorialise sur le cinéma : le devenir de la littérature – « agencements collectifs d’énonciation[17] ». Comme si la novellisation était le milieu par excellence de la rencontre des deux systèmes de représentation : des images et des mots, des images à travers des mots. Décrire Barbara Loden à travers son œuvre constitue l’objectif explicitement formulé par la narratrice :
Décrire, rien que décrire. L’état des choses saisi en de moindres mots. Barbara, Wanda. (S, 26)
Tout au début du texte, il semble que le genre de la novellisation soit le terrain idéal, réunissant les forces de l’image et du mot : pour s’approprier un visage inconnu « on lit des témoignages, on regarde des images » (S, 18), on saisit en de moindres mots, lit-on. Mais ce qui se passe dans ou avec le roman est tout à fait autre chose. Les mots se mettent à proliférer, à l’instar des visages, sous la plume de la narratrice, qui est emportée par la passion qui la relie au film et à la réalisatrice, cette passion devenant plus forte qu’elle. La narratrice n’hésite pas à constater, en s’attaquant à la notice, que la tâche est relativement simple à mener à bien : « [j]e ne devais écrire qu’une notice », « [i]l suffisait de présenter l’auteur et son œuvre » (S, 13, 21). Mais la situation se complique au fur et à mesure qu’elle entre dans le monde du cinéma par la porte ouverte par Wanda, qui triomphe d’elle, malgré elle : « [d]élaissant la notice ou l’excédant malgré moi, j’ai cherché pendant plusieurs mois à reconstituer la vie de Barbara Loden », « je me faisais toujours emporter par le sujet, effarée, effondrée de découvrir que tout avait commencé malgré moi » (S, 34, 27). La narratrice semble ne plus avoir le choix, elle ne peut s’empêcher de continuer à écrire et à décrire le film, tout en espérant trouver et de pouvoir « y mettre l’impossible vérité et l’objet indescriptible » (S, 86). Mais écrire un film, décrire un film, cela revient à admettre que « le réel est finalement inaccessible, qu’on n’a jamais affaire qu’à des images du monde, qu’à des représentations du réel » (LA, 27), et donc toute tentative de surmonter l’écart irréductible de la langue au monde est nécessairement vouée à l’échec.
Et pourtant, les mots se suivent, la narratrice parle en lieu et place de Wanda, mutique, offrant un commentaire, une interprétation sophistiquée, comme une sorte de doublage : « ce sont mes mots qui font gravement cortège à son silence » (S, 142). Ce sont par les mots de la narratrice que le film de Loden devient texte, prétexte ; c’est par cette voix-off que la novellisation de Léger, se glissant et se reterritorialisant sur le récit filmique, devient palimpseste. Mais tout comme l’image, avec « l’horizon bouché jusqu’au ciel[18] », trahit la narratrice et le lecteur-spectateur en ne laissant voir que les « camions manœuvr[er], seule illusion de réalité », la prolifération des mots ne permet pas, elle non plus, à la narratrice d’approcher de son but ultime qui est « la biographie définitive sur le sujet » (S, 95) sur Loden et Wanda.
Récit de vie discontinu
Le parallèle entre l’objectif proclamé de la narratrice à retracer la vie de Loden pour pouvoir rédiger « la biographie définitive sur le sujet » et celui de Loden à retracer la vie d’Alma Malone ne peut qu’être évident. L’une des caractéristiques du récit de vie qu’est le film Wanda réside dans la manière dont Loden traite la fusion entre le factuel et le fictionnel, traversant et déplaçant des frontières génériques. L’histoire véritable d’Alma Malone et ses propres expériences sont fictionnalisées par le biais de Wanda, figure interprétée par l’écrivaine-cinéaste elle-même. « Une femme raconte sa propre histoire à travers celle d’une autre » (S, 14) : une auto-bio-fiction, la biographie (ou le biopic) obliquant vers la biofiction et l’autobiographie vers l’autofiction. L’histoire fictionnelle d’une femme réelle photographiée dans un style documentaire, avec de nombreux éléments autoréflexifs de la cinéaste. Parallèlement, nous pouvons constater la présence d’un effort documentariste, de nombreux commentaires autoréflexifs et d’éléments biographiques, autobiographiques et fictionnels, au niveau des fils narratifs divers chez Léger. Ces fils narratifs, qui s’entrelacent et s’entremêlent, pour former un réseau complexe et dynamique, se prêtent à être interprétés comme l’empreinte textuelle du réseau visuel mis au point par Loden dans son film.
La pratique novellisatrice permet à la narratrice de reprendre ces motifs centraux du film qui, par ailleurs, sont également les thèmes récurrents d’autres récits signés par Léger[19]. La novellisation et l’auto-bio-fiction constituent, chacune, un terrain hybride aux frontières mobiles et aux contours incertains. Ces deux pratiques – n’étant chacune, par sa nature même, qu’un supplément – donnent forme à un récit de vie qui s’ouvre, d’une part au cinéma, mais aussi, nécessairement, à la fiction. Si la narratrice a recours à cette technique, c’est pour avoir accès aux « archives de fiction » (S, 72) qui permettent la reconstruction de ce qui échappe au domaine du factuel. Pour citer Colard, il s’agit d’une « filmo(bio)graphie » : « modèle d’un récit de vie non plus linéaire, mais au contraire discontinu, irrégulier[20] » .
Le texte de Léger, dans le sillage de la biofiction contemporaine, prend conscience de « l’écart inéluctable entre une vie passée et sa description narrative[21] » et des limites propres du genre. Sans doute celle-ci vise-t-elle à illustrer que l’épanchement de la fiction dans le factuel est une nécessité, si l’on souhaite approcher ce qui est censé être la vérité d’une vie – l’intention de rendre compte d’une vie étant, en soi, un acte qui fictionnalise cette même vie. La vérité, lit-on dans l’exergue, « c’est entre apparaître et disparaître », c’est « entre ne rien savoir et tout savoir » (S, 36), mais c’est aussi entre le revenant et le remontant du dernier paragraphe du texte. L’évidence de la déficience de la langue à saisir cette vérité, qui reste néanmoins l’objectif ultime de l’entreprise, devient de plus en plus criante dans le texte. Les mots, les « mots ordinaires ne suffisent pas » (S, 124), mais les mots justes manquent. Ainsi, la narratrice, qui s’obstine au début à vouloir « nommer les choses, une à une » (S, 17), décide ensuite, « sans pouvoir, sans savoir rien nommer[22]» (S, 142), de couper d’abord le son pour ne se fier qu’à l’image, « au ruban infini qui se déploie sur l’écran du GPS pour avancer dans ce pays inconnu » (S, 122). Et finalement, sur les derniers kilomètres, elle choisit de tout couper, pour rester concentrée.
En restant dans le sillage de l’argumentaire d’Ari J. Blatt[23], nous pouvons constater que si au début de son entreprise, la narratrice semble être persuadée de la capacité de la langue à surmonter l’impossibilité de l’ekphrasis, elle se rendra compte de la vanité de ses efforts, car : « [o]n a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit[24] ». Tout parle ici de la déficience de la langue à « raconter une histoire simple » (S, 16) ; de la défaite des mots à « nommer les choses, une à une ». Bien qu’elle tente de dire ce qui reste hors cadre, ce qui échappe à la caméra : le « trou lumineux » et le « point aveugle » de l’histoire de Barbara Loden, la narratrice ne pourra capter l’indicible de l’image, ni l’insaisissable du visage inconnu – tel un monde déterritorialisé – qu’elle, pourtant, « tire un instant de l’oubli » (S, 18).
Bibliographie
« La vérité de la fiction : Réalités et fictions dans Wanda de Barbara Loden et dans Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger », Acta Romanica, Tomus XXIX, 2015, pp. 55-67.
« Fictions and Realities: On the Margins of Barbara Loden’s Wanda and Nathalie Léger’s Supplément à la vie de Barbara Loden », Americana – E-Journal of American Studies in Hungary, vol. X., n°1, 2014.
« Pour une rhétorique de l’image », Acta Romanica, Tomus XXII, 2003, pp.167-175.
Traduction
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. A kisebbségi irodalomért, Qadmon, 2009.
Notes
[1] Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, POL, 2012 [désormais S].
[2] Jean-Max Colard, Une littérature d’après. Cinéma de Tanguy Viel, Coll. L’espace littéraire, Les Presses du réel 2015 [désormais LA].
[3] Voir Jan Baetens, La Novellisation. Du film au roman, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2008.
[4] Jan Baetens, « La Novellisation contemporaine en langue française », in Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement), Fabula-LhT, n° 2, décembre 2006, URL : http://www.fabula.org/lht/2/baetens.html, page consultée le 14 juillet 2015.
[5] « This is the dark side of the moon of Bonnie and Clyde, flat, scratchy, skewed, without choreographed affect but not without feeling », Don DeLillo, « Woman in the Distance » (texte initialement publié dans The Guardian 01/04/2008), URL : http://kinokorner.blogspot.hu/2008/11/woman-in-distance.html, page consultée le 14 juillet 2015 [trad. de l’auteur].
[6] Ce volet de la question ne sera pas traité en détail dans cet article, faisant l’objet d’une publication précédente. Pour voir plus en détail les moyens qui permettent à la novellisation d’adapter non seulement l’histoire du film, mais aussi certaines de ces thèmes centraux, s’agissant de l’interaction entre fiction et réalité inhérente à la littérature comme au cinéma ou de la nature autoréflexive de l’art, voir : Judit Karácsonyi, « Fictions and Realities : On the Margins of Barbara Loden’s Wanda and Nathalie Léger’s Supplément à la vie de Barbara Loden », Americana – E-Journal of American Studies in Hungary, vol. X., n°1, 2014. URL : http://americanaejournal.hu/vol10no1/ karacsonyi, page consulté le page consultée le 14 juillet 2015.
[7] Ari J. Blatt, « Remake : Appropriating Film in Tanguy Viel’s Cinéma », in Contemporary French and Francophone Studies, vol. 9, n° 4, 2005, p. 379-380, URL : http://eds.b.ebscohost.com/eds/pdfviewer/pdfviewer?sid=37a005cd-2eea-42f5-a9c8-1b4bb9c4472e%40sessionmgr114&vid=3&hid=114, page consultée le 14 juillet 2015.
[8] Ibidem.
[9] Maurice Merleau-Ponty, « Le Doute de Cézanne », in Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 32.
[10] Entretien avec Nathalie Léger, Librairie Mollat, Bordeaux, France, 2012, URL : http://www.mollat.com/livres/nathalie-leger-supplement-vie-barbara-loden-9782818014806.html, page consultée le 14 juillet 2015.
[11] Ibidem.
[12] Extrait du film Détective (1985) de Jean-Luc Godard, cité par Nathalie Léger dans l’exergue de Supplément à la vie de Barbara Loden.
[13] « les obstacles étaient nombreux » (S, 35)
[14] « Je n’ai jamais pu avoir accès aux papiers qui m’auraient permis, documents en main, de retracer la vie de Barbara Loden. » (S, 75)
[15] Jean-Louis Leutrat, « Une histoire invisible », in Contemporary French and Francophone Studies, Vol. 9, n° 3, 2005, p. 237–244, URL : http://eds.b.ebscohost.com/eds/pdfviewer/pdfviewer?sid=6d106880-37b1-4b9e -a38d-039b20a2d282%40sessionmgr110&vid=8&hid=114, page consultée le 14 juillet 2015.
[16] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2., Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 205.
[17] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, 1975, p. 33.
[18] Phrase qui revient plusieurs fois dans le texte, voir p. 11, 16, 94.
[19] Voir Les Vies silencieuses de Samuel Beckett (Paris, Allia, 2006) et L’Exposition (Paris, POL, 2008).
[20] Jean-Max Colard, Filmographie et récit de vie : autour des Larmes d’Olivia Rosenthal. Ce texte a fait l’objet d’une communication lors d’une journée d’études internationale consacrée à l’écrivaine Olivia Rosenthal et organisée par Fabien Gris au CIEREC, Saint-Etienne, 19 octobre 2012, URL : http://jeanmaxcolard.com/media/portfolio/telechargements/rosenthal_028o.pdf, page consultée le 14 juillet 2015.
[21] The « inescapable gap between a past life and its narrative recounting », Martin Midekke, « Introduction », in Biofictions: The Rewriting of Romantic Lives in Contemporary Fiction and Drama, éd. Martin Middeke et Werner Huber, Rochester and Woodbridge, Camden House, p. 13 [trad. de l’auteur].
[22] Voir aussi : « l’impossibilité de mettre un nom sur la tristesse d’exister » (S, 41), « sans pouvoir mettre aucun nom sur ce qu’elle laisse » (S, 52), « un désir qui n’a pas de nom » (S, 68).
[23] Ari J. Blatt, op. cit., pp. 381-382.
[24] Michel Foucault, Les Mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 25.