Paul Klee: le signe, la limite ou le tableau organique /
Paul Klee: the Sign, the Limit or the Organic Painting
Abstract: Our paper not only analyzes the affinity between the process of organic/ natural creation and the artistic creation in the work of Paul Klee (both painted and theoretical), but also offers some phenomenological insights concerning the creator’s attempt to make himself “approachable” to Art by means of: uninterrupted genesis, symbolic configuration (not imitation), disillusionment, the correspondence between the micro- and the macrocosmos, continual movement, the tension of rhythms, the grey point as the proper movement of chaos. Since art represents for Klee a parable of Creation and, moreover, it does not reproduce the visible but makes visible, his organic paintings show how things come into being, how being becomes phenomen, also how sign unveils language, not meaning. In addition, as the symbol rises to its visibility, the representation reveals the force of the souvenir; properly speaking, the abstractism in the works of Klee belongs to the real.
Key Words: Representation; Genesis; Pictorial Imaginary; Artistic Transfiguration; Visible vs. Invisible.
1. Introduction
L’herméneutique de l’idée de limite dans la pré/configuration hégélienne de l’art comme présent semble descendre de la trans-figuration des moyens de représentation artistique du créateur. Dans la littérature on peut remarquer un premier exemple chez Gérard de Nerval qui, dans Sylvie, contorsionne l’habituelle « conjugaison » entre sujet et objet en faveur d’un nouveau espace – la surréalité. L’objet surréaliste (pré-fabriqué comme les ready-mades de Marcel Duchamp ou créé symboliquement) désigne une volonté de transformer le monde pour éliminer les barrières entre le moi et l’univers – un comportement lyrique par rapport à celui-ci, comparable à l’intention d’Arthur Rimbaud de se rendre visionnaire (Illuminations) ou à l’expression d’André Breton de concrétiser un tissu capillaire comme principe de communication entre les deux mondes.
En second lieu, la surface peinte s’objectualise et devient autonome par l’introduction de certains objets « réels » : clous, papyrus, collages, lettres, mots, photos, annonces du journal (l’exemple de Pablo Picasso), publicités, étiquettes, imitations de trompe-l’œil (Georges Braque), du gypse, du sable etc. Si on affirme que l’art plastique est un domaine interdisciplinaire, on doit remarquer que Paul Klee se définit comme un « peintre-poète » ou comme un « peintre-musicien » (le concept de peinture polyphonique) – il fait des recherches sur la pensée et la pratique musicales (chant, violon). Quand même, la problématique spécifique de l’artiste moderne se contourne à partir de l’élaboration d’un « statut esthétique tutélaire » – les desiderata d’un non-/ anti-art autodisciplinant – ou de la construction d’un univers de discours. Du point de vue esthétique traditionnel, « le nouvel art » est susceptible de méfiance, de mensonge, il a un caractère contestataire et régénérateur par la récupération de la pureté originaire (la création comme genèse chez P. Klee, voir infra), mais en même temps un caractère autoréflexif[1] : le manifeste devient genre littéraire (Tristan Tzara) tandis que la création devient un méta-art.
Cependant, le paradoxe de l’isolement dans le royaume de l’esprit (comme Paul Klee ou W. Kandinsky) impose la nécessité ontologique du contemplateur, si l’œuvre d’art s’(auto)représente (la notion gadamerienne de spécularité), au-delà de tout hédonisme esthétique – il faut quand même préciser qu’elle ne mime plus la réalité, mais elle devient une imago dissimilis : l’artiste ne peint plus ce qu’il voit, mais ce qu’il « pense » de ce qu’il voit ; quant à celui qui regarde, il a la tâche de reconstituer, de connaître (par l’intermédiaire de la souffrance ou de la délectation) et de voir cette « réalité ». En plus, par un acte réceptif, il peut procéder à une « résymbolisation » et une resignification du monde que le peintre avait déjà surpris. Autrement dit, la toile ou le roman exige chacun à son tour l’intensification de notre concentration afin de provoquer un jugement esthétique ; le beau ne peut être ni facile, ni relaxant. Le but de l’œuvre d’art (comme Erwin Panofsky affirme) est directement proportionnel à la configuration des signes énigmatiques et troublants d’un côté et l’apparition des zones d’indétermination et de hiatus de l’autre côté. L’existence d’un langage dans la structure d’une peinture sui generis est décelable par l’appel à deux niveaux : de l’image construite par le créateur et de l’objet représenté, c’est-à-dire « réel ». À partir de ces deux niveaux se fondent trois degrés de signification en fonction desquels l’image est décrite : la signification primaire (la valeur possible des objets et des détails), la signification secondaire (l’histoire des typologies et des images), la signification essentielle (la valeur de document du symbole).
On doit mettre en discussion la manière dont le créateur moderne se rapporte aux critères d’accessibilité et d’intelligibilité de l’« art pur ». Par son caractère inabordable, l’art moderne choque et tyrannise (Picasso), re-sensibilise le monde (Magritte, Matisse) ou rend visible (Paul Klee). Dans la conception de Klee, l’art exprime l’unité de la vie et de l’éternité, de l’éphémère et du perpétuel, « car dans l’art on ne dit qu’une seule fois les choses de la façon la meilleure, et chaque fois de la façon la plus simple »[2]. Kandinsky, par exemple, pense que le destin de l’artiste est d’exprimer le spirituel par des moyens formels abstraits équivalents à des objets tridimensionnels – une connaissance dénommée « démarche abstractisante » (Werner Hofmann). On remarque que celle-ci semble remplir le vide entre le grand réalisme (la simple mimésis de Platon, d’Aristote et de la Renaissance) et la grande abstraction (l’artistique pur, originaire et éternel des deux derniers siècles résulté de la tendance d’éliminer l’objectuel et de représenter le contenu de l’œuvre dans des formes non-matérielles). C’est pour cela qu’un autre problème capital exigeant d’être résolu, en concordance avec l’hypothèse suivie, c’est la relation entre visible et invisible chez Klee : l’objet visé défie le regard en traçant son propre angle d’où il doit être observé[3], unique et différent chaque fois (voir par exemple le tableau de Klee, Chant arabe ou Kandinsky, Couple à cheval). Les lignes, les plans, les points, les formes abstraites et autonomes, en tension ou en harmonie, semblent être les seuls capables d’arracher l’être humain des terribles complications de la réalité.
La priorité de cette démarche se situe dans la direction de la prise de conscience du concept de limite (traduit comme mouvement et contre-mouvement, mythologie de la nature, sténographie picturale) non seulement comme cadre, contour, marge ou forme, mais dans toute sa plénitude – de contenu non finito, semblable à un état d’âme. Vu que la matière ne peut plus être perçue sensoriellement par les sens des modernes, mais seulement réduite à l’essence, même Delacroix se demande où sont les lignes dans la nature… car l’éloignement de la forme extérieure des choses est définitoire pour l’art du XXe siècle : « Les lignes et les couleurs ne reproduisent pas seulement un extérieur, elles dévoilent métaphoriquement un intérieur » (W. Hofmann). Le créateur peut au maximum maîtriser le monde métaphoriquement et le monde à son tour s’élargit[4]. Ainsi, en quel sens pouvons-nous parler de la limite (et du signe symbolique) comme d’un état d’occultation de l’art devant le spectateur ?
2. L’œuvre d’art – musée du rêve ou de l’angoisse
La réflexion de Paul Klee sur l’art moderne évoque, par son ampleur, celle de Léonard de Vinci : Théorie de l’art moderne, Journal, Écrits sur l’art I, II – La Pensée créatrice et Histoire naturelle infinie ; ainsi, il reste l’une des personnalités déterminantes du XXe siècle (par son tempérament de visionnaire et son sens aigu de la modernité), référence irrécusable de la pensée esthétique actuelle : « La couleur et moi sommes un : je suis peintre ». Il a envisagé que le tableau doit être une chose organique en lui-même[5], de même que les plantes et les animaux, tout ce qui vit au monde : « De même que l’homme, le tableau, lui aussi, a un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau. Un tableau ayant pour sujet un ‘homme nu’ n’est pas à figurer selon l’anatomie humaine, mais selon celle du tableau »[6]. C’est là l’affirmation la plus importante de l’œuvre de Paul Klee qui annonce ainsi les artistes de la peinture inobjective. Il devance les surréalistes par ses visions, son goût du rêve, son abandon à l’irrationnel[7], et les abstraits par ses fonds musicaux qui ne sont que taches de couleur et suggestion de mélodie[8]. De l’obtention du repos par l’équilibre du mouvement résulte la polyphonie plastique ; dans ce contexte, la peinture polyphonique est supérieure à la musique ; il note (à propos de l’œuvre de Robert Delaunay) : « l’élément temporel y est plutôt une donnée spatiale. (…) Pour bien représenter le mouvement rétrograde que j’imagine en musique, je rappellerai les images reflétées sur les vitres latérales d’un tramway en marche »[9]. Quelques tableaux transposent le mode sonore au visuel – des aplats colorés recouverts par la modulation de touches séparées constituent des études de contrepoint mélodique et rythmique : Scène principale du ballet « Le faux serment » (1922).
On peut observer que l’œuvre de Klee dessine un tracé rêve/ pureté originaire (le soleil du Caire ou Alexandrie, le Midi, l’Orient, la Sicile, les symboles cosmiques) – angoisse, être-néant (ou néant-être), étant donné que les événements décisifs de sa vie (qui ont accéléré l’évolution intellectuelle et plastique) ont été : les voyages en Italie (1901-1902), en Tunisie (1914) et en Égypte (1929), la collaboration avec Kandinsky à Blaue Reiter ou Bauhaus et les premiers effets d’une affection maligne de la peau, la sclérodermie. L’art, pour Klee, n’est pas une science que fait avancer l’effort impersonnel des chercheurs ; au contraire, il est comme une émission de phénomènes, « projection du fond originel supra-dimensionnel, symbole de la création. Voyance. Mystère… »[10], qui subsiste au-delà de nos connaissances les plus détaillées. En ce sens, l’œuvre plastique présente pour le profane l’inconvénient de ne savoir où commencer, mais, pour « l’amateur averti », l’avantage de pouvoir abondamment varier l’ordre de lecture et de prendre ainsi conscience de la multiplicité de ses significations.
Chez Klee, les images de la nature en gestation (ou le monde d’enfance) tendent à remplacer celles de la nature achevée ; la vision commandant son expression étant de nature métamorphique[11], le végétal, l’animal, le minéral et l’humain s’y confondent (le tableau Villa R, 1919). Il rêve d’arriver à ce zéro absolu à partir duquel il pourra effectuer son vrai départ, reconstituer la création – le projet d’une Grande Œuvre (« partition », il affirme), par laquelle l’artiste peut vraiment arriver à une déformation, fermentation des réalités naturelles (nature naturante vs nature naturée). Autrement dit, sa conception de la beauté ne dérive point de l’objet, mais de la sensation provoquée par sa déformation ou, plus exactement, par l’invention réformatrice. Dans un monde multiforme, l’artiste essaye d’ordonner le flux des apparences et des expériences – la parabole de l’arbre[12], selon laquelle l’artiste est un tronc dont la ramure (les œuvres) s’épanouit simultanément dans toutes les directions. Cette métaphore sera une constante chez Klee, une circulation d’un pôle à un autre (les pôles sont : le cercle – Nouvelle fortification, 1919, le pendule, la série des Anges, la balance, la croix – Un croisé, 1929, la flèche – Maison de la Firme Z, 1922, les yeux), des branches aux racines, du diurne au nocturne (Fleurs nocturnes, 1918), du visible à l’invisible. L’art même devient poésie philosophique, où les idéogrammes, les symboles cosmiques (Le Prince Noir, 1927) et les éléments figuratifs (Paysage aux oiseaux jaunes, 1923) représentent des propositions spirituelles – l’espace haptique, qui met l’accent sur la matérialité poétique de chaque objet du monde. Les éléments graphiques doivent produire des Formes, mais sans sacrifier leur intégrité, car « écrire et dessiner sont identiques en leur fond »[13]. Les signes ne sont pas en retrait par rapport au monde, ils sont la dernière tentative d’approche du réel, son ultime mode de représentation. La priorité de la formulation écrite (et, en plus, l’usage des signes celtiques, runiques) et les tableaux avec des lettres[14] (Perspective d’une chambre avec ses habitants, 1921[15]) sont une expression ésotérique (l’influence de mosaïques de Ravenne) et une voie vers l’abstraction des espaces, intérieurs et extérieurs – les hommes et les animaux n’évoquent que des silhouettes, mi-insectes, mi-lévriers, grêles, filiformes, épurées de toute graisse ou chair encombrante, désincarnées (Scène guerrière de l’opéra comique fantastique « Le navigateur », 1923).
La construction d’un paysage purement abstrait suppose l’esquisse de la végétation, les reflets aquatiques et solaires, le remplacement de l’ombre par la luminosité (l’anaphasis) ou la limpidité du cristal ; le cristal (c’est-à-dire le Moi pur), par l’évidence structurelle qu’il symbolise, devient une fascination dans la mythologie personnelle du peintre : « Puis-je mourir moi cristal ? Moi cristal ?… » ; ou : « Mon moi constitue tout un ensemble dramatique. Là, surgit un ancêtre prophétique. Là, hurle un héros brutal. Là, discute un bon vivant alcoolique avec un savant professeur… »[16] Mais la clarté abstraite de son âme cristalline se déchire au moment où l’histoire (le temporel), la mort (comme l’image d’une apocalypse) et l’angoisse (la teinte prégnante du « je » dans un tableau) produisent une intrusion brutale dans son œuvre terminale (la période 1935-1940). Le totémique et l’originaire sont transfigurés en silence (Hâte, 1938), en peur répétée (Captif, 1940) – des figures maladives et politiques[17] (Enlacement, 1939) ; en effet, à la fin de sa vie, l’homme tend à disparaître de son œuvre au profit de créatures inquiétantes, fantastiques ou bizarres, anormalement conformées par excès ou défaut (on songe plutôt à Jérôme Bosch et à James Ensor) ; elles ont réduites à quelques lignes épaisses et incurvées, qui n’ont ni jambe ni main et la tête scalpée reste sans autre expression que celle de ses deux yeux qui vraisemblablement fixent un objet terrifiant (Rejetée, 1939). C’est pourquoi la conscience aiguë de la finitude renvoie à la mort transhistorique que l’homme porte en lui depuis la naissance, mort ou disparition qui fonde et enserre toute vie ou apparition : retrait et sursis – « la nostalgie de la mort non pas en tant qu’anéantissement, mais en tant qu’effort tendant à la perfection »[18].
3. La création comme genèse et autogenèse
Dans la Théorie de l’art moderne, Klee offre des leçons régulières sur la forme et expose la première théorie systématique des moyens picturaux purs, qui conduit à une clarification exceptionnelle des possibilités suggestives contenues dans les procédés abstraits. En outre, il travaille selon une systématique comparable à celle du scientifique : après une étude minutieuse des structures naturelles ou géométriques, il les transpose, suivant des règles spécifiques, dans son médium (le dessin ou la peinture). Les formes, qui témoignent du Cosmos, ont une allure, un style résultant de la façon de mettre en mouvement les groupes d’éléments choisis ; l’artiste (qui s’occupe également de la microscopie, l’histoire naturelle et la paléontologie) scrute d’un regard pénétrant les choses que la nature lui a mises toutes formées sous les yeux ; « son horizon s’élargit du présent au passé… »[19] ; en lui s’imprime, au lieu d’une image finie de la nature, celle de la création comme genèse, comme durée continue, à l’instar de la genèse biblique. Remonter du Modèle à la Matrice signifie, pour Klee, une assurance de fécondité – le Commencement chez « mon Adorée Madame Cellule Originelle »[20]. Il croit au caractère unitaire et organique de la création : le monde est comme un corps formé de milliards de cellules à la fois singulières et reliées les unes aux autres par leur origine commune afin de former un grand tout. Tel est le monde, telle doit être l’œuvre d’art. Pas de formes sans mouvement, pas de pouvoir symbolique sans dynamisme, relation, tension, attraction… L’œuvre est traversée d’une circulation d’énergie vitale ; le signe est ce qui fait la liaison entre l’espace limité, graphique, du tableau, et son fondement infini ; dès lors, il n’est que la manifestation provisoire de ce tout irreprésentable. Aucun motif n’existe en soi, aucun règne n’est séparé des autres.
Influencé par Goethe[21] et par sa « forme formante », Klee pense que la genèse est plus importante, plus lourde de sens, que la création et que le devenir est supérieur à l’être. Ainsi, la poésie et la musique sont dégagées du flux vital de l’élaboration artistique, en découvrant le germe de la vie qu’engendre elle-même (Novalis) – la « natura naturans ». Le thème qui gravite autour de l’idée de genèse est celui d’une apparition numineuse, d’une nuit féconde, parfois l’absence de bruit ou un bruit blanc, en tout cas un lieu atmosphérique de la mémoire (Souvenir de Gersthofen, 1918). Voilà pourquoi tous les symboles de Klee se transforment en signes, en archétypes (les Villes, les Jardins, les Fugues, les paysages) et en moteurs de l’anamnèse, au-delà du réel aussi bien que de l’imaginaire. Il est nécessaire de prendre conscience que les signes qui peuplent ses œuvres peintes, dessinées et gravées ne sauraient être décrits au moyen d’une logique d’inventaire pointant une liste de motifs récurrents. Chaque signe (microcosme), chaque motif joue au sein du tableau où il apparaît un rôle équivalent à celui d’un mot saisi au sein d’une phrase (Dessin à la plume, 1919). Klee a une syntaxe propre, dont les signes sont les éléments de base, qui ne prennent sens que par l’association et la contextualisation. La montée du symbole à la visibilité coïncide avec sa force de ressouvenir ; la peinture devient mise en présence où l’opposition motif-fond (fond comme lieu de la donation) est l’outil d’une imagination symbolique dont le processus semble vouloir remonter aux sources de tout symbolisme. Voilà « La Confession créatrice », c’est-à-dire le credo emblématique du créateur de 1920 :
La genèse de l’Écriture nous offre une bonne illustration du thème du mouvement. L’œuvre d’art également est en première ligne genèse ; elle n’est jamais vécue comme simple produit. Un certain feu s’allume ; pour se perpétuer, il atteint la main, débouche sur la toile et, de la toile surgit de nouveau sous la forme d’une étincelle et ferme le cercle en revenant plus profondément à son point d’origine : l’œil (il revient au centre du mouvement, de la volonté, de l’idée). L’activité du spectateur est également déterminée par le temps. L’œil est fait de telle façon qu’il achemine ce qu’il voit par fragments jusqu’au fond de la cavité oculaire. Pour voir correctement un nouveau fragment, il doit abandonner le précédent. Puis il s’arrête et s’en va comme l’artiste. S’il aperçoit que cela en vaut la peine, il revient en arrière comme l’artiste. […] L’œuvre plastique est née du mouvement, elle est elle-même mouvement arrêté dans le temps et doit être perçue dans le mouvement (muscles de l’œil).[22]
La Gestalt vivante, « une fonction de fonctions », représente l’acte originel et spirituel, d’un mystère indicible, où la force créatrice (provocation infinie), unie à la matière, prend corps et réalité. On doit assumer que la forme ne doit jamais être considérée comme un achèvement, un résultat, un phénomène ultime, mais comme devenir et action aoristique – Eros-Logos. « Mauvaise est la forme en tant que repos, fin, mauvaise est la forme subie, réalisée (…) La mise en forme, c’est la vie »[23], rigueur et harmonie, ce que nous trouvons au premier plan de l’intérêt visuel. Il est possible donc de figurer en quelques traits l’histoire de l’œuvre en tant que nature productive ; le geste initial du créateur est temporel – intemporel est uniquement le minuscule point, ce qui en soi ne comporte pas de vie. Si ce point se transforme en mouvement et devient ligne, il a besoin du temps (du point de vue cosmique, le mouvement représente ce qui existe comme condition première). Une étincelle secrète jaillit du néant et enflamme tout à coup avec ses rayons l’esprit de l’homme ; en outre, elle anime la main et se transmet sous la forme d’un mouvement à la matière qui devient ainsi un œuvre. En effet, la genèse comme mouvement formel (construction « pierre par pierre »[24]) constitue l’essentiel de l’œuvre (tant productive que réceptive) : « Au commencement le motif, insertion de l’énergie, sperme. Œuvres en tant que production de la forme au sens matériel: originellement féminin. Œuvres en tant que détermination de la forme : originellement masculin »[25].
4. Le visible et l’invisible
Une question qui s’impose ici est comment nous pouvons réellement reconnaître dans les tableaux de Klee la limite entre visible et invisible, entre présence et absence, si l’on prend en considération son affirmation (mi-prophétique, mi-technique) archiconnue dans la théorie moderne de l’art : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible (…) L’art pur suppose la coïncidence visible de l’esprit du contenu avec l’expression des éléments de forme et celle de l’organisme formel… »[26] ? Les « Réalités » inspiratrices pour l’artiste, qui élargissent les limites de la vie telle qu’elle apparaît ordinaire, ne reproduisent pas le visible, mais rendent visible une vision secrète, c’est-à-dire, elles offrent la montée du « non-vu » jusqu’à l’apparaître. Klee nous enseigne que l’œuvre qui donne le plus à voir est aussi celle qui sépare le plus de ce qu’elle vient de nous laisser entrevoir. S’il ne reproduit jamais le visible, le peintre ne devient jamais purement abstrait pour autant. Ou, plus exactement, l’abstraction ne peut se penser chez lui, à proprement parler, que comme l’abstraction de la réalité. En d’autres termes : le signe se construit par la réduction du monde à des structures primaires. Rendre visible, c’est aussi cela : manifester le permanent sous le divers, le sous-jacent masqué par le foisonnement du visible. La vue du contemplateur se trouve toujours dans un état de re-connaissance et d’identification : une vue droite et focalisée se contourne toujours par une plage courbe où le visible se retire sans être absent (Pleine lune, 1919).
En outre, l’invisible peut être traduit comme un état d’occultation de l’art devant le spectateur ; ainsi, l’arbitraire de l’invisible ou de l’illusion est, selon M. Heidegger, tributaire à la « téchnē ». Dans L’Origine de l’œuvre d’art (voir l’apologie de l’idée de vérité), Heidegger écrit que l’artiste (technites) est un point de passage qui s’autodétruit dans le processus de la création, tandis que l’œuvre est libérée en vue de sa pure permanence en soi-même. Seulement par l’intermédiaire de l’œil et du regard du créateur (mais aussi avec l’imagination et la spontanéité) se réalise une sortie de l’occultation de l’œuvre, un ec-stasis afin de dévoiler l’essence de l’art : la mise du soi en l’œuvre de la vérité (das Inswerksetzen der Wahrheit). On voit que la technique est une façon de sortir de cette occultation, début de l’Être comme signe de la détermination. Il faut remarquer que l’art symbolique du XXe siècle se rapproche à l’acte primaire de la création, de la « poésis » par la réalisation d’un lien osmotique entre les catégories de l’esthétique traditionnelle et celles des courants d’avant-garde : le tragique, le beau, le sublime, le pittoresque, le laid, le grotesque, l’absurde, etc.
Parmi les techniques fondamentales et les transformations que Klee opère sur la surface picturale (et commente dans ses études/ esquisses), on trouve le clair-obscur (hésitation gradée, échelle des densités et des nuances multiples entre le blanc et le noir), le point gris, l’arc-en-ciel ; ce dernier est une représentation insuffisante, car il ne nous apprend rien du tout sur les rapports des couleurs. Appartenant au domaine intermédiaire entre la terre et l’univers, ce phénomène atteint un certain degré de perfection, mais non pas le degré ultime puisqu’il n’appartient qu’à moitié à l’« au-delà ». « L’arc-en ciel, manifestation naturelle de l’ordre des couleurs pures, n’était qu’un reflet d’une totalité inconnue auparavant, la totalité cosmique des couleurs dont nous avons confectionné un microcosme synthétique conforme au grand Tout »[27]. En second lieu, on voit dans ses tableaux que le gris moyen, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt, est une situation d’indécision absolue d’un combat noir pur – blanc pur : « La nuit, ce sont les éléments clairs, une fenêtre éclairée par exemple, qui donnent l’impression la plus forte et la plus pesante. Avec un éclairage de jour normal, sur un fond d’une tonalité neutre, on peut observer une alternance entre l’effet du noir et l’effet du blanc »[28]. Klee pense qu’il faut organiser un combat ondoyant visible, disposer de toutes les gradations de haut en bas, de chaud à froid et introduire un équilibre vivant entre les deux pôles. « 1. Deux couleurs complémentaires s’engendrent alternativement dans l’œil. 2. Entre eux se trouve le gris »[29]. Étant donné que le canon de la totalité représente l’équidistance du point gris (Graupunkt) des cinq éléments fondamentaux (blanc, bleu, jaune, rouge, noir), il est comme l’analogue en l’œuvre « d’une croisée entre le jour de l’œuvre où celle-ci apparaît et la nuit où elle se retire »[30]. L’œuvre devient ainsi un point de lutte entre l’anamorphose et l’aveuglement (Frère et sœur, 1930).
Le style de Klee n’a fait que progresser vers l’épure ; un excellent exemple est En rythmes, 1930. La montée en puissance du nazisme, mais aussi les progrès de la maladie qui finira par l’emporter le 29 juin 1940 concourent à faire de lui un artiste de plus en plus silencieux, allant de façon radicale vers la plus grande économie de moyens. Gardant les principes élaborés dans les œuvres précédentes – superposition, voire entrelacement de deux plans en un même espace, il crée une série d’œuvres sur un principe de conjonction de deux ensembles : l’un fait de plans colorés irréguliers, l’autre composé de traits noirs répartis en différents endroits de la surface (Ad Parnassum, 1932 ; Petite ville dans les rochers, 1932). Tendant vers un art plus abstrait, ou, plus exactement, plus musical que jamais, Klee se met alors à concevoir ses travaux moins comme une confrontation de signes que comme un affrontement de rythmes. Les points noirs (Nature morte « Schlir », 1931) – simples traits de longueur variable – sont les instruments d’une visualisation du rythme, d’une transmutation de la peinture en mouvement, en danse des lignes et des couleurs.
5. Conclusion
L’expérience du signe et de la limite suppose, chez Klee, la « resignification » de la nature, l’illusion, la configuration (pas l’imitation) symbolique, la tension des styles, l’amalgame des sphères de la « réalité », l’image de l’homme tel qu’il « pourrait » être, l’irrationalité de la couleur et la tendance vers l’abstraction pure, à la fois par la rigueur de la forme et la situation de la subjectivité en premier plan comme force démiurgique : « Me rêve moi-même. Me rêve moi-même jusqu’à devenir mon propre modèle. Le moi projeté. Au réveil je reconnais la vérité. Je me trouve couché, compliqué, mais plat, adhérant à la toile. Je suis mon propre style »[31]… ou : « Suis-je Dieu ? J’ai accumulé tant de grandes choses en moi ! Ma tête, portée à l’incandescence, prête à éclater. »[32] « Le Moi », l’unique réalité digne de foi, est plus qu’un simple appareil photographique ; entre « le Moi » et « le Toi » (l’objet naturel) se constitue, premièrement, un réseau de relations physico-optique, et puis, une représentation des impressions et des visions non optiques (l’intériorisation visible sur la surface picturale), car l’objet (spatial) dépasse le cadre de sa simple apparence. En résumé : dans son dialogue avec l’objet, l’artiste pénètre le secret de l’Univers, pour créer des formes abstraites qui, au-delà de la volonté de schématisation, aboutissent à un nouveau naturel, le naturel de l’œuvre – le tableau organique.
Le peintre moderne a la conscience du fait qu’il est vraiment moderne ; peu importe dans ce contexte si l’art moderne ne s’employait guère qu’à désobéir aux lois éternelles de l’art (ressemblance, perspective et ronde-bosse). Les supposés « défauts » ou accidents de la peinture moderne sont métamorphosés, chez Klee, en « avantages », en formes vivantes ; par exemple, la primitivité (ou l’infantilisme) de son œuvre désigne une autre chose en comparaison avec les cubistes : « Si mes travaux suscitent parfois une impression de ‘primitivité’, celle-ci est due à la discipline qui m’astreint à une gradation réduite. Elle n’est autre chose qu’une économie, donc le fait d’une suprême notion professionnelle, le contraire de la primitivité réelle »[33]. Enfin, la « nouvelle » essence de l’art du XXe siècle reste encore centrée sur la redécouverte et la « resignification » de l’éternelle catégorie du beau, avec des changements notables de nuance : « Beau comme la rencontre fortuite, sur une table d’opération, d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont).
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*** In Paul Klee’s Enchanted Garden, Hatje Cantz Verlag, 2008.
Notes
[1] Dans la poésie le caractère par excellence programmatique de l’avant-garde dérive du proteste contre l’idée « gonflée » d’art jusqu’au nihilisme (chez les dadaïstes) et de la dénonciation de la rhétorique pompeuse en dépit de la sincérité de la vie (le futurisme) – donc la poésie est rapprochée de « l’expression immédiate » (Henri Bergson), des beaux-arts, comme une leçon de liberté et de mouvement du langage poétique (une esthétique de l’expressivité).
[2] P. Klee, Journal, Éd. Bernard Grasset, 2006, p. 265.
[3] Klee parle de deux types d’attention pratiqués par l’artiste: endotopique et exotopique – sur la figure positive qu’enferme une ligne ou sur la forme négative que la figure découpe sur le fond de l’image. Ainsi, l’artiste peut accentuer l’ambivalence de la limite produite par la bissection de plan de l’image.
[4] On peut affirmer que dans le roman moderne, l’instance narrative se décompose (Marcel Proust, James Joyce, William Faulkner), tandis que, paradoxalement, le théâtre devient épique (Bertolt Brecht, Antonin Artaud).
[5] Les tableaux nous regardent, dira Klee en janvier 1924. On pourrait ajouter qu’ils parlent, à plusieurs voix…
[6] P. Klee, Journal, p. 252.
[7] Il considère que la couleur est l’élément le plus irrationnel de la peinture.
[8] Paul Klee, op. cit., p. 13 – Klee grandit dans une famille de musiciens : sa mère, Ida, est une chanteuse professionnelle, et son père, citoyen allemand, est professeur de musique dans la capitale suisse. Lui-même excelle très tôt dans l’apprentissage du violon et, en plus, il a hésité entre la carrière de peintre et celle de musicien. S’il définit dans son journal la musique comme son « amante », la peinture est cependant sa « déesse au parfum d’huile, que j’embrasse tout simplement parce qu’elle est mon épouse ».
[9] Ibidem, p. 343.
[10] Id., Théorie de l’art moderne, Éd. Denoël, 2007, p. 54.
[11] Opposée aux cubistes. Pourtant, l’influence du cubisme chez Klee se remarque dans les dessins avec hachures, rayures et trames – « les carrés magiques » : Gradation de couleurs du statique au dynamique, 1923.
[12] P. Klee, op. cit., pp. 16-17.
[13] Ibidem, p. 58.
[14] La lettre, support traditionnel de la transmission du sens, devient progressivement signe abstrait – plastique – par son intégration au matériau. Elle se transforme littéralement en peinture, à moins que ce ne soit la peinture – couleurs et traits – qui ne tende à devenir un nouveau langage. Plutôt que d’un calligramme, sans doute faudrait-il parler ici d’une recherche de l’énigme. Car loin de soumettre la présentation du texte à une logique picturale destinée à manifester visuellement le sens de celui-ci, comme le faisait alors Guillaume Apollinaire dans ses poèmes, Klee jette sur les mots un voile de mystère fait de plans colorés.
[15] On pourrait déceler ici un lointain écho de la célèbre chambre de Van Gogh à Arles.
[16] P. Klee, Journal, pp. 200-201.
[17] Klee a ressenti douloureusement les insultes et les attaques officielles contre l’art moderne ; à l’exposition Art dégénéré (Munich, 1937), 17 œuvres seront présentées (parmi lesquelles 5 tableaux classés sous la rubrique « confusion et insanité ») et 102 lui sont confisquées et mises en vente.
[18] P. Klee, op. cit., p. 59.
[19] Id., Théorie de l’art moderne, p. 28.
[20] Ibidem, p. 30.
[21] La notion de métamorphose chez Goethe, couplée à celle de morphologie, contribue à la maturation-poétisation de son œuvre, à l’émergence de la nouveauté au sein de formes stables – variation, concentration et dilatation d’un champ littéraire.
[22] P. Klee, op. cit., p. 38 et p. 40.
[23] Id., Écrits sur l’art II – Histoire naturelle infinie, Éd. Dessain et Tolra, 1977-1980, p. 269.
[24] Id., Écrits sur l’art I – La Pensée créatrice, Éd. Dessain et Tolra, 1977-1980, p. 357.
[25] Id., Théorie de l’art moderne, p. 57.
[26] Ibidem, p. 34.
[27] Ibidem, p. 67.
[28] Id., Écrits sur l’art I – La Pensée créatrice, p. 214.
[29] Id., Théorie de l’art moderne, p. 69.
[30] Alain Bonfand, Paul Klee. Le Geste en sursis, p. 31.
[31] Klee, Journal, p. 148.
[32] Ibidem, p. 211.
[33] Ibidem, p. 258.